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L’entrevue est terminée. Avant de quitter le café, elle applique du rouge sur ses lèvres sans l’aide d’une glace, d’un geste familier. Sur certaines photos, Gabrielle Boulianne-Tremblay a quelque chose de Michelle Pfeiffer dans le film Scarface. Je lui demande où est le petit garçon qu’elle a été jadis à Saint-Siméon, bucolique hameau charlevoisien. La réponse fuse, sans hésitation. « Il n’y a jamais eu de petit garçon. Je lis souvent ça dans les médias : une fille prisonnière dans un corps de garçon. On a juste un corps. Je jouais le genre qui ne me correspondait pas, du matin au soir. C’était stressant et épuisant. J’ai tellement voulu mettre fin à mes jours, parce que j’étais incapable d’accéder à ma vérité. »
À vrai dire, qu’elle soit encore parmi nous tient du miracle. En fait foi la dédicace de son roman La fille d’elle-même : « Pour la petite Gabrielle, qui ne pensait pas vivre plus loin que ses seize ans. » Elle en a aujourd’hui le double. Et ce premier récit, sa récompense pour avoir tenu bon, malgré tout, ne cesse de la combler.
Publié en 2021, vendu à plus de 10 000 exemplaires et lauréat du Prix des libraires, La fille d’elle-même sera bientôt transposé à la télévision par Zone 3 (Les petits rois, Infoman). Il sort en anglais ce mois-ci, sous le titre Dandelion Daughter, et paraîtra en France cet automne chez JC Lattès. La suite est présentement en chantier.
« Je parle publiquement de la réalité trans pour que les autres n’aient pas à le faire, pour que les gens nous comprennent mieux. Pour démystifier. Et ce n’est pas grave si vous ne comprenez pas tout, parce que nous-mêmes, on ne comprend pas tout. »
Puisque La fille d’elle-même est une autofiction, et non une biographie, l’autrice a pris quelques libertés. Lesquelles ? « Ma famille a bien mieux accepté ma transition que dans le livre. Je me suis servie des expériences les plus significatives de mon vécu pour tricoter autour. » Inutile de lui demander si elle a bel et bien travaillé à un comptoir de cosmétiques, sa maestria dans ce domaine est une évidence. La scène du viol, terrible, ne laisse aucun doute sur son authenticité : « Il m’enfourche […] Mon pénis est là. Je n’ai pas de vagin. Il fouille alors dans mon sac à main pour sortir ma carte d’assurance maladie. “Comment ça ? C’est pas ton vrai nom, calice.” […] Il me gifle sans arrêt. […] “Je vais m’amuser avec toi quand même.” »
Elle a peaufiné son manuscrit sur une quinzaine d’années, notamment là où elle m’attendait à l’heure dite. Déco hétéroclite, clientèle bigarrée : l’Atomic Café, dans le quartier montréalais d’Hochelaga-Maisonneuve, est une petite institution, d’une grandeur idéale pour créer un cocon propice aux confidences. Avec Gabrielle, c’est superflu : elle est un véritable livre ouvert. C’est voulu ainsi.
« Je parle publiquement de la réalité trans pour que les autres n’aient pas à le faire, pour que les gens nous comprennent mieux. Pour démystifier. Et ce n’est pas grave si vous ne comprenez pas tout, parce que nous-mêmes, on ne comprend pas tout. »
Tant mieux. Parce que la transidentité, pourtant très présente dans l’actualité, encore récemment à la remise des prix Grammy (Kim Petras, première artiste transgenre à triompher dans la catégorie du meilleur duo pop) et dans le dernier film avec Fabrice Luchini (Un homme heureux, où sa femme lui avoue vouloir transitionner…), reste un mystère. Pour bien du monde comme pour un journaliste de la communauté LGBTQ+. Gare aux faux pas !
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Prenez l’allure. Sa manière de boire son chaï latté, de croiser les jambes sur la banquette sixties, ses bras menus, sa façon de repousser une mèche folle : il n’y a chez elle rien de masculin. On oublie vite qu’elle est une femme transgenre, ce qui est sûrement un atout. Je lui en fais la remarque. Léger malaise. « C’est correct, les gens devraient l’oublier, ce serait l’idéal. Quand on me dit que ça ne paraît pas que je suis trans, OK, mais c’est quoi, être trans ? C’est toutes sortes d’affaires. On est toutes des femmes avant tout, mais on est des femmes qui vivent des expériences trans différentes. »
Aïe. Je viens de faire allusion au « passing », expression anglaise connue et controversée chez les personnes trans, qui résume leur capacité à « passer » pour une femme ou un homme. Et Gabrielle a eu sur Facebook une montée de lait à ce sujet : « Je trouve que le “passing” est un terme très dangereux, écrivait-elle en 2020, parce qu’il réfère au fait qu’il y a une seule façon d’être femme. Qu’il y a une seule façon d’être homme. “T’es belle pour une femme trans.” Pourquoi ne pas seulement dire : t’es belle ? »
Ce jour-là, Gabrielle, très zen, passe outre à mon impair. Elle a entendu bien pire. « Je suis habituée aux insultes. » Cependant, elle ne s’habituera jamais aux attaques visant ses « sœurs et frères trans », qu’elles soient politiques, comme c’est le cas avec la droite américaine, ou médiatiques.
— As-tu déjà lu les Harry Potter ?
— Je sais où tu t’en vas avec ça, me répond-elle. Et, non, je n’ai jamais aimé Harry Potter.
« Moi, je n’aime pas la chicane. J’aime utiliser l’écriture ou la poésie pour faire passer des messages politiques ou revendicateurs. Quand je prends la parole, j’essaie d’être nuancée. »
En quelques années, J.K. Rowling a acquis le titre peu enviable de personnalité transphobe numéro un. Depuis que l’autrice britannique a tiqué à propos d’un article qui employait l’expression « personnes qui ont des règles » au lieu de « femmes », puis poursuivi avec une série de propos controversés sur les revendications des personnes trans, une guerre de mots a été déclarée. Rabrouée par un bataillon de célébrités outrées, dont nul autre que Daniel Radcliffe, l’interprète de Harry Potter, Rowling a reçu des menaces de mort. Gabrielle ne semble pas en faire des boutons. « Le problème, c’est qu’elle ne lâche pas le morceau, et elle en rajoute. Ses arguments ne tiennent pas la route, ils sont violents et invalident toutes les femmes. »
Sa voix est égale, posée. « La colère prend beaucoup