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« Etre près d’elle et la voir prendre une forme vivante, si exquise que n’importe quel sculpteur aurait été fier de l’avoir créée, (…) nous donnait l’impression de toucher au surnaturel. » « Elle », c’est Little Boy, la bombe atomique américaine larguée le 6 août 1945 sur Hiroshima. Cent mille morts en une seconde. Le poète se nomme William Lawrence, propagandiste gouvernemental. Ces lignes ne sont qu’un des moments de l’extraordinaire ouvrage de l’écrivain suédois Sven Lindqvist (1932-2019), reporter et essayiste pacifiste et anticolonialiste. Paru alors que se clôt le millénaire, en 1999, son brûlot déroule avec lenteur un traumatisant tapis de bombes de toutes nature et puissance, analysant ses dimensions politiques, ses arguties légales et ses visées stratégiques.
Depuis la toute première bombe, une grenade danoise lâchée manuellement sur Tripoli, en novembre 1911, par le lieutenant Giulio Gavotti, on va crescendo, jusqu’aux dernières trouvailles américaines destinées à la conquête de l’Irak, en passant par les escadrilles des armées coloniales et l’Armageddon des bombardiers japonais lors de l’agression de la Chine, allemands lors de la guerre d’Espagne et anglo-américains lors de la seconde guerre mondiale. Ruine après cratère, on y suit les étapes d’une apocalypse technologique qu’accentue l’évocation de toute une littérature d’anticipation et de science-fiction consacrée aux conflits interraciaux, nationaux et planétaires, où l’arme absolue joue un rôle messianique. Marquante aussi est la structure du livre, « labyrinthe » fragmentaire, « puzzle terrifiant » de quatre cents pièces assemblées fiévreusement pour chambouler les habitudes de son lecteur. Terrifiant.
Août 2021. Gros temps sur la rentrée littéraire, qui se voit perturbée par le retour en force d’un vétéran du 12 cuirassier, le dragon Destouches, dit Céline (1894-1961), dont la charge, à la tête d’une horde de 6 000 feuillets inédits, met le milieu éditorial cul par-dessus tête. Cette submersion manuscrite laisse apparaître trois escadrons précis : Londres, La Volonté du roi Krogold et Guerre. Ecrit deux ans après Voyage au bout de la nuit, ce dernier chantier d’écriture autobiographique tente l’impossible : insuffler dans la langue le vent de la guerre, l’haleine de la mort. Avant d’être évacué à l’arrière d’un front dont les canonnades grommellent à travers tout le texte, de connaître la fraternité hospitalière et des péripéties érotico-nécrophiliques hallucinantes dans un hôpital de campagne, le narrateur ensanglanté, blasté, émerge de la boue, retrouve la station debout pour tituber vers la survie au milieu d’un paysage breughélien de corps désassemblés et de matériel en miettes. Désormais, il sera un homme à part, retranché, hors monde : « J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête. » Avec le fracas des combats niché dans son crâne naît pour lui une vision du monde neuve. Quelle littérature après Verdun ? Céline répond.
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