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Les rues de Repentigny font désormais partie de l’imaginaire de centaines de milliers d’Américains, d’Australiens et d’Européens grâce à Claude Bouchard, un romancier de Laval à peu près inconnu au Québec, qui remporte pourtant du succès à l’international avec les 16 tomes de sa série Vigilante. Le personnage principal, Chris Barry, est un brillantissime mais redoutable Repentignois, qui n’hésite pas à trancher la gorge des tueurs, violeurs et autres malfrats ayant le malheur de croiser son chemin, de Lanaudière à Paris en passant par le désert du Sahara.
Depuis la parution de son premier roman en 2009, l’écrivain de 63 ans a vendu 650 000 exemplaires de ses bouquins, offerts en exclusivité sur la plateforme de livres numériques Kindle Direct Publishing (KDP), filiale d’Amazon. Tout un exploit quand on sait qu’un essai ou un livre de fiction écoulé à 3 000 exemplaires constitue un best-seller sur le marché québécois.
Certains de ses titres, tous écrits en anglais (la langue dans laquelle ce francophone a fait ses études), ont été traduits en italien, en portugais et en espagnol. Thirteen to None, le huitième roman de sa série, s’est hissé parmi les ouvrages les plus populaires aux États-Unis en mars 2014 (selon la liste des best-sellers de USA Today). Et en décembre dernier, l’auteur a signé un contrat avec Boilermaker Entertainment, une maison de production américaine dont les deux fondateurs ont participé au succès planétaire de la série télé Les experts (CSI : Crime Scene Investigation).
« Ce sont eux qui sont venus me chercher par l’entremise d’une agente que je connais, car ils pensent que Vigilante a le potentiel d’être portée à l’écran », m’explique Claude Bouchard avec un enthousiasme prudent pendant une rencontre à sa maison du quartier Laval-des-Rapides. Les murs sont ornés de toiles, dont certaines sont ses œuvres, et dans un coin traînent une demi-douzaine de guitares qu’il gratte de temps en temps.
Tout ce qui lui arrive depuis 15 ans lui paraît un peu surréaliste, confie-t-il en me faisant visiter son repaire d’écrivain, une petite pièce encombrée au deuxième étage, avec vue sur une grosse haie de cèdres. Ce gestionnaire dans le domaine manufacturier ne rêvait « absolument pas » de vivre de sa plume. Mais en 2008, l’entreprise pour laquelle il travaillait a transféré son poste en Inde et, à 47 ans, il s’est retrouvé à tourner en rond chez lui, entre deux envois de CV. « J’avais rénové tout ce que je pouvais rénover chez nous, et là, j’ai repensé aux trois manuscrits que j’avais écrits au milieu des années 90 », raconte-t-il.
C’est l’affaire O.J. Simpson qui l’avait incité à prendre la plume à l’époque. Le footballeur américain venait d’être acquitté du double meurtre de son ancienne femme et de l’ami de celle-ci, dans la foulée d’un procès échevelé, et Claude Bouchard était révolté que l’accusé s’en tire. « J’ai commencé à imaginer un personnage qui se ferait justice lui-même — c’est d’ailleurs ce que veut dire “vigilante” en anglais. Ça me met en colère quand des méchants ne paient pas pour leurs actes. Aussi bien que ça sorte par l’écriture ! »
Sur le coup, Claude Bouchard avait tenté d’appâter des éditeurs américains. « Tant qu’à faire, aussi bien penser grand ! » dit avec humour ce fervent admirateur de l’auteur Michael Connelly, le roi des romans policiers, qu’il a d’ailleurs déjà rencontré à Montréal. Mais, faute de retour, il était passé à un autre appel.
Néanmoins, à partir du début des années 2000, l’apparition progressive de plateformes numériques permettant de publier soi-même ses œuvres (Lulu, Kobo Writing Life, Apple Books for Authors, le géant KDP, entre autres) a ouvert de nouveaux horizons pour les auteurs comme lui. « Je pouvais tout à coup atteindre directement un bassin de gens intéressés par mes histoires sans avoir à soumettre celles-ci au processus de sélection d’une maison d’édition », explique-t-il.
Au départ, ses livres se vendaient lentement sur diverses plateformes, jusqu’à ce qu’il les transfère tous sur KDP, à la fin de l’année 2011. « Les ventes ont monté en flèche, en bonne partie grâce au courriel envoyé à tous les lecteurs Kindle dès que je publiais un nouveau titre », dit Claude Bouchard, qui regrette l’abandon de cette stratégie payante. « La concurrence est vive maintenant, c’est plus difficile de se démarquer. Mais j’ai eu de bonnes années, assez pour vivre encore de mes économies. En ce moment, je planche sur le 17e roman de ma série, qui va s’appeler Ramos’ Revenge. »
De par leur convivialité, les outils d’autopublication font que le désir très ancien de s’exprimer et de raconter des histoires n’est plus réservé aux élites, comme ce fut le cas pendant des siècles, constate Anaïs Guilet, spécialiste de la place du livre dans la culture contemporaine à l’Université Savoie Mont Blanc, et membre associée du Centre de recherche sur les théories et les pratiques de l’imaginaire (Figura) à l’UQAM. « Les barrières techniques sont tombées, ce qui brouille les pistes entre l’exercice dit professionnel et l’exercice amateur de l’écriture, note-t-elle. Ça chamboule complètement la chaîne traditionnelle, puisqu’à peu près n’importe qui peut désormais passer par-dessus la tête des éditeurs et des libraires pour faire exister un livre. »
Ce modèle appelé « autoédition », qui sous-tend une prise en charge totale des coûts de production par l’auteur, reste encore peu documenté malgré son existence ancienne (au Québec, les livres autoédités étaient fréquents au début du XXe siècle, l’exemple le plus connu étant La chasse-galerie, d’Honoré Beaugrand). Mais tant l’Union des écrivaines et des écrivains québécois que les chercheurs interviewés confirment un fort engouement pour cette pratique accessible, qui permet d’éviter les frais liés à l’édition, à l’impression et à l’entreposage (la plupart des auteurs optent pour le format numérique, mais certains s’offrent un tirage papier, par exemple pour léguer leurs Mémoires à leurs proches).
L’une des rares études sur le sujet, produite l’an dernier par l’Alliance of Independent Authors (ALLi) — un OSBL rassemblant des auteurs de pays anglophones, dont le Canada —, indique que les livres autoédités représentent aujourd’hui plus de 30 % des ventes d’ouvrages numériques sur le marché de langue anglaise. À peine 8 % des auteurs sondés avaient fait paraître un premier bouquin en autoédition entre 2000 et 2009 contre 36 % entre 2015 et 2019, signe que le phénomène s’accroît, selon l’ALLi.
« IL FAUT TRAVAILLER D’ARRACHE-PIED POUR SE FAIRE CONNAÎTRE, NOTAMMENT EN PUBLIANT BEAUCOUP — J’AI DÉJÀ FAIT PARAÎTRE QUATRE TITRES EN UN AN »
L’auteur autoédité Claude Bouchard
Ce sont principalement des auteurs populaires comme Claude Bouchard qui optent pour l’autoédition — polar, roman d’amour, science-fiction, fiction historique ou d’horreur (ces catégories sont aussi regroupées sous le terme « littérature de genre »). Et ce n’est pas un hasard, souligne Marie-Pier Luneau, spécialiste de la littérature de grande diffusion et professeure à l’Université de Sherbrooke.
« Dans le champ littéraire dit légitime, où les écrivains aspirent surtout à la reconnaissance, il est à peu près impossible de se passer du sceau d’une maison d’édition, car c’est cette dernière qui confère la crédibilité, forte de la réputation de son catalogue », précise-t-elle. Tandis que la quête de l’auteur de littérature populaire se situe dans un registre qui est beaucoup moins symbolique qu’économique. En gros, il espère que ses romans se vendront comme des petits pains chauds.
Et à ce titre, les plateformes d’autoédition telles que KDP, de loin la plus prisée, proposent des conditions difficiles à battre sur le plan des redevances et de l’accès au marché. Alors que les maisons d’édition québécoises traditionnelles remettent aux auteurs environ 10 % des revenus générés par la vente des livres papier, et 13 % des recettes provenant des livres en format numérique (un pourcentage qui varie néanmoins selon les contrats et les maisons d’édition), KDP leur verse jusqu’à 70 % des profits s’ils ont choisi de signer un contrat d’exclusivité, comme Claude Bouchard.
« En revanche, il faut travailler d’arrache-pied pour se faire connaître, notamment en publiant beaucoup — j’ai déjà fait paraître quatre titres en un an », dit le romancier lavallois, qui paie en ce moment 15 dollars par jour à KDP pour qu’elle suggère ses livres aux utilisateurs de Kindle (un service promotionnel optionnel, qui peut coûter plus cher encore en fonction de la formule choisie). Sans cet investissement, sa série deviendrait aussi difficile à trouver sur le site qu’une aiguille dans une botte de foin.
De plus, Claude Bouchard promeut ses bouquins plusieurs fois par jour sur ses réseaux sociaux — dans les années 2010, il était d’ailleurs si actif sur Twitter (devenu X) que ça lui a valu un petit article dans le magazine montréalais Urbania, à titre de Québécois parmi les plus suivis de la twittosphère.
Mais même en y mettant les efforts, la manne financière est loin d’être acquise pour ces « auteurs-entrepreneurs », responsables à la fois de la mise en page de leur livre, du design de la couverture, des corrections, de la promotion, du suivi des ventes, etc. Pour deux ou trois mégasuccès qui frappent l’imaginaire, comme ce fut le cas de Cinquante nuances de Grey, de la romancière britannique E.L. James, et de la série After, de l’Américaine Anna Todd, il y a « des milliers de quidams qui alimentent gratuitement les plateformes en contenu sans en retirer grand-chose », remarque Anaïs Gilet.
Il faut aussi s’attendre à être tenu en mépris, observent tous les experts interviewés, mépris attribuable en partie à la médiocrité objective de certains ouvrages. « Les couvertures “poches” et les fautes d’orthographe à la tonne dès le premier paragraphe viennent ternir la réputation de la pratique », déplore Sara Agnès L., une autrice indépendante de littérature érotique qui use d’un pseudonyme. « C’est dommage pour ceux qui, comme moi, prennent leur travail au sérieux en embauchant une correctrice et un graphiste. » À ce jour, elle a fait paraître une soixantaine de romans, en comptant aussi ceux publiés sous son vrai nom (qu’elle préfère taire pour des raisons liées à son employeur), offerts sur toutes les grandes plateformes de livres numériques.
L’autoédition n’est pas qu’un refuge pour des auteurs de seconde zone, plaide celle qui a également des contrats auprès d’éditeurs traditionnels, dont Harlequin. « C’est un espace de liberté où on peut se permettre de diffuser des romans qui ne correspondent pas aux orientations actuelles des maisons d’édition, mais qui font le bonheur d’un auditoire désireux de sortir des cases. »
La relation particulièrement étroite avec les lecteurs, facilitée par les réseaux sociaux, est d’ailleurs ce qui fait le charme de l’écriture indépendante, pour Claude Bouchard comme pour Sara Agnès L. Cette dernière s’est même constitué une équipe de huit bénévoles qui relisent ses œuvres en cours de rédaction, chapitre après chapitre, et qui lui font des suggestions éditoriales (des bêta-lecteurs, selon le terme consacré, qui sont parfois rémunérés).
Les plateformes numériques d’appréciation de lectures, telles Goodreads et quialu.ca au Québec, ainsi que les groupes de recommandations littéraires sur Facebook, contribuent aussi à bouleverser le rapport aux instances traditionnelles, estime Marie-Pier Luneau, de l’Université de Sherbrooke. « Les auteurs en autoédition, et plus généralement en littérature populaire, vont chercher de la légitimité directement auprès du lectorat, en marge des critiques des médias, qui de toute façon ne s’intéressent pas à eux. »
Claude Bouchard n’est pas chaud à l’idée de montrer ne serait-ce qu’un paragraphe pendant qu’il écrit. Seule sa femme, Joanne Chase, une anglophone originaire de la Nouvelle-Écosse, a le droit de relire ses pages pour corriger les fautes. Et encore, une fois le roman terminé. Ce qui n’a pas empêché le romancier de se bâtir une solide communauté formée de centaines de lecteurs et d’autres auteurs indépendants. Les liens qu’il entretient avec ces derniers sont si étroits que son épouse et lui sont déjà allés à leur rencontre à New York, en République dominicaine, au Vietnam… Sans compter les rendez-vous avec des admirateurs lorsque ceux-ci sont de passage à Montréal. « Certains de mes personnages portent même leur nom, pour les remercier de leur intérêt pour mes romans. »
L’auteur de Vigilante n’a que faire des commentaires désobligeants qu’il lit parfois sur les réseaux sociaux, selon lesquels les romanciers autoédités ne seraient pas de véritables écrivains. « Je n’ai jamais ressenti que mes livres avaient moins de valeur. » Mais en même temps, si des maisons d’édition lui proposaient de rééditer ses romans — ce qui risque d’arriver s’ils se transforment en films ou en série télévisée —, il ne dirait pas non… « Ce serait une marque supplémentaire de reconnaissance, sans rancune pour ceux qui ont refusé Vigilante il y a 30 ans. Un genre de : I dit it. »
Cet article a été publié dans le numéro de mai 2024 de L’actualité, sous le titre « Une maison d’édition ? Pas besoin ».