J’ai longtemps cru que ma rue Chambord devait son nom au château de la Loire, résidence que le roi François Ier affectionnait particulièrement, en disant à ses amis : « Allons chez moi. » Mais selon le répertoire historique des rues de Montréal, le comte de Chambord serait plutôt Henri V, qui n’a jamais régné, mais qui, dit-on, avait « des sympathisants au Canada ».
Le comte de Chambord est ici, dans La Petite-Patrie, en bonne compagnie. Quelques pâtés de maisons plus loin vers l’est, l’explorateur Christophe Colomb lui-même étire son règne sur des kilomètres d’asphalte, traversant Montréal, du boulevard Gouin au parc La Fontaine. Tant d’espace pour une seule personne, fût-elle un conquérant sanguinaire, c’est quand même beaucoup.
Entre les deux, les rues de la Roche et de Normanville rendent hommage respectivement à Troilus de Mesgouez, dit marquis de Laroche, et à Thomas Godefroy de Normanville, compagnon du père Jacques Buteux, qui eût, dit-on, une fin atroce aux mains d’Iroquois.
Plus au sud, la rue Amherst est devenue en 2019 Atateken. Le mot signifie « fraternité » en mohawk francisé, et témoigne d’un effort certain d’oublier les couvertures infestées de variole que le général Amherst a jadis offertes aux Autochtones pour les exterminer.
Personnellement, je préfère de loin les toponymes descriptifs, qui se présentent comme une invitation à explorer les lieux. C’était généralement l’approche des Premières Nations, qui n’accolaient que rarement un nom de personne à un endroit. Leurs toponymes étaient ancrés dans le territoire, ou pouvaient faire référence à des événements qui s’y étaient passés. La Commission de toponymie du Québec remarque d’ailleurs que « la symbiose entre les Autochtones et le territoire est telle que certains d’entre eux avancent que les Autochtones ne nomment pas les lieux, mais que ce sont plutôt les lieux qui leur inspirent leurs noms. »
C’est aussi ce que révèle une fascinante animation conçue par cette Commission de toponymie, installée dans l’exposition permanente Le Québec, autrement dit, au Musée de la civilisation du Québec. Oka, au poisson doré du lac. Essipit signifie « rivière aux coquillages », et Tasiujaq ce qui ressemble à un lac. Si 10 % des toponymes québécois ont des origines autochtones, d’autres noms donnés par des francophones ont aussi leur charme. La truite, par exemple, dans toutes ses déclinaisons, a prêté son nom à 340 noms de lieux et à 223 noms de lacs, et même à deux lacs pas de truite. Mais ceux-ci sont quand même mieux pourvus que le lac Pas d’eau, « dont le niveau de l’eau est si bas qu’il a l’air vide ! » lit-on sur l’installation. Je me souviens d’avoir pagayé longtemps sur le lac Sans bout. Le lac Vlimeux recèle sûrement des pièges méconnus, et la chute des Pitounes Volantes, dans le parc de la Jacques-Cartier, témoigne de la drave qui a jadis obstrué nos rivières, et des troncs qui étaient parfois lancés du haut de cette chute.
Le fait de donner un nom propre à un lieu, s’il se veut un hommage, donne au territoire un parfum de propriété. Cela, les Français, dès leur arrivée en Amérique, l’avaient bien compris.
Dans un mémoire écrit en 1689, et cité par le cartothécaire de BAnQ Jean-François Palomino, le cartographe Franquelin suggère de diviser la Nouvelle-France en « provinces auxquelles on doneroit des limites, et des noms françois stables et permanans ». Il suggère aussi d’abolir « tous les noms sauuages qui ne font que la confusion parce qu’ils changent tres souuent, et chacque nations nomme les lieux et les rivieres en sa langue, ce qui fait qu’une mesme chose a toujours divers noms ».
Franquelin rappelle cependant un autre avantage direct d’une nouvelle toponymie française : « Ce travail, non seullement rendroit les cartes plus intelligibles, mais confirmeroit encore la possession des pays qui y seroient contenus. »
Le toponyme peut être une poésie du monde, relevait l’anthropologue Serge Bouchard. Et il n’est pas trop tard pour bien faire. Dans son livre La toponymie. Une science, un vocabulaire, une gestion, le géographe Henri Dorion estime que 90 % des lacs du Québec — qui en compte un million — n’ont pas encore de nom. Serge Bouchard déplorait que la rivière Hochelaga, nom qui référait autrefois à de « gros rapides » ou à une « chaussée des castors », soit devenue le fleuve Saint-Laurent, parce que Jacques Cartier l’a exploré le jour de la fête de ce saint. J’apprends que saint Laurent, qui nomme aussi ici une avenue et une ville, est mort martyr sur un gril, en 258 à Rome, loin, très loin de l’Amérique. Pour les Anichinabés, le fleuve s’appelait Magtogoek, le chemin qui marche. Quelqu’un dit mieux ?
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