« J’ai toujours considéré que la bande dessinée est un super outil pour transmettre des savoirs qui, sinon, restent enchâssés dans des publications scientifiques que personne ne lit. » C’est à partir de cette idée que Valérie Amiraux, professeure de sociologie à l’Université de Montréal, a cofondé avec Laurence Monnais la toute nouvelle collection « Enquêtes scientifiques » des Presses de l’Université de Montréal. Études, recherches et savoirs ; en bulles et en bédé.
Valérie Amiraux avait ce goût, comme lectrice, pour la bédé. « Pendant la pandémie, avec [l’historienne de la santé] Laurence Monnais, on a beaucoup réfléchi à la façon dont le discours scientifique était remis en question, dans les médias, dans le monde politique, et sur plein de sujets… la vaccination, les changements climatiques, les inégalités sociales, les rapports hommes-femmes… », narre la sociologue.
Les deux spécialistes ont eu envie de concilier l’art du dessin et des phylactères aux exigences des éditions universitaires, « pour communiquer différemment sur la démarche scientifique. Notre objet, c’est l’enquête scientifique », précise Mme Amiraux. « Comment construit-on des savoirs ? »
« En arrière-fond, l’idée, c’est de démontrer que la science n’est pas une affaire d’opinion. Qu’elle est issue d’une démarche, de résultats, d’hypothèses, de démonstrations. Qu’elle est faite avec rigueur, en cherchant l’intégrité dans les données, pour toutes les disciplines. On voit avec le retour de Trump, dit-elle, que ce rappel est nécessaire. »
Deux livres par an sont prévus au sein de la nouvelle collection. Et deux ont ouvert le bal. Ces vaccinations qui (n’)ont (pas) eu lieu, de Laurence Monnais, illustré par Carolina Espinosa, analyse pourquoi certains quartiers de Montréal ont résisté — ou peuvent avoir l’air d’avoir résisté — à la campagne de vaccination contre la COVID-19 en 2021.
Chiller à Montréal. Jeunes et espaces publics en quatre récits observe de son côté la façon dont les jeunes utilisent les parcs, par quatre études différentes. La chorale de chercheurs est dirigée par Valérie Amiraux ; Alexandra Dion-Fortin signe la bédé.
« Il n’y a pas de format imposé dans la collection », précise Mme Amiraux. Chaque autrice est libre de faire comme elle l’entend, d’allier la bédé et l’enquête d’une autre manière. Ainsi, Chiller à Montréal a un ton un peu bipolaire. On accompagne en dessins, par exemple, un groupe qui se pose dans un parc pour « faire du mush », dans leur high et dans leur descente.
Ou on observe un parc durant toute une nuit, histoire de voir qui le traverse, qui y reste, qui le quitte, qui n’y a pas accès.
On suit aussi ces étudiants de Montréal-Nord qui passent du côté chic du boulevard Gouin pour prendre des photos, et qui se font interpeller par la police à la suite des plaintes de résidents jugeant « leur présence anormale ».
Les parcs ne sont pas pensés pour les filles
Après chaque bédé, des pages très sérieuses relatent la façon dont l’enquête a été menée, les constats, la méthodologie, les résultats.
Ainsi, on filera pas à pas un groupe d’adolescentes qui se retrouvent à se déplacer constamment. « Elles n’ont pas de place dans l’espace public », résume Mme Amiraux, sauf si elles arrivent à se nicher dans un Tim Hortons — encore faut-il qu’elles aient l’argent pour payer des consommations.
Dans les parcs, résume la sociologue, « il faut qu’elles jouent au basket, ou qu’elles aient juste le bon âge pour utiliser les balançoires. Et elles se font emmerder par des hommes, quel que soit l’âge des hommes… En gros, être dans l’espace public, pour des jeunes filles du secondaire, c’est vachement compliqué. »
La bédéiste montre ainsi littéralement comment, pour profiter des parcs, ces jeunes femmes gèrent les interactions avec les hommes, mettent la capuche de leur coton ouaté et adoptent une démarche mâle… ou se sentent exclues parce qu’il n’y a pas de toilettes décentes si elles ont envie… ou si elles doivent gérer leurs menstruations.
« On voulait expliciter la portée politique de ce truc-là », poursuit Valérie Amiraux. Montrer que si les pratiques des jeunes dans les espaces publics sont régulièrement perçues comme transgressives ou repoussant les limites des normes sociales, c’est parce que c’est pour eux trop souvent la seule manière qu’ils leur restent d’habiter, à leur façon, ces lieux.
Car la régulation des parcs et des espaces publics, précise le livre, ne passe pas toujours par une surveillance ou par la présence de la police. Elle peut prendre la forme, plus discrète, d’une pancarte interdisant de flâner, encadrant l’âge des usagers d’un mobilier urbain, « empêchant, finalement, de se tenir là où on le souhaite ».
Apprendre à se promener en ville
Aujourd’hui, dans ses recherches, Valérie Amiraux se concentre sur « l’observation de l’ordinaire », qui exige « une grande tolérance à l’ennui ». Pour comprendre les espaces publics, enquêter sur le visible ne suffit pas, écrit-elle dans l’introduction.
L’observation de la ville part de l’idée que celle-ci est aussi un état d’esprit, un ordre moral. « Elle s’incarne dans des mobilités, des présences, des distances, et dans tout un faisceau de relations entre les gens qui la traversent, qui l’habitent. La ville est alors un espace de rencontres entre anonymes. »
Chiller à Montréal permet de comprendre, entre autres, que « les gens ordinaires maîtrisent leurs territoires et mobilisent incessamment des compétences très fines pour faire face à ce qui leur arrive », et pour contrer l’insécurité. Ça peut être en choisissant une certaine façon de s’habiller, pour les jeunes femmes, ou en évitant les policiers, pour les jeunes hommes.
« Tout cela ne s’enseigne pas vraiment : les personnes observées ont appris à habiter leur ville en y déambulant, en décodant le code moral des espaces traversés. » On apprend aussi que les parcs ne sont pas accessibles pour tous, et que s’y jouent des négociations serrées entre ceux qui y cherchent l’intimité, et les autres qui espèrent un groupe, une communauté.
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