Paru en premier sur (source): journal La Presse
Frankétienne, cet écrivain, peintre, acteur et musicien de renom connu comme le « père des lettres haïtiennes », est décédé. Il avait 88 ans.
Publié à 13 h 30
Mis à jour à 14 h 23
Né Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d’Argent, il a grandi dans le bidonville de Bel-Air, dans la capitale haïtienne, et est devenu ce que beaucoup considèrent comme l’écrivain le plus important d’Haïti. Il est décédé jeudi des suites d’une maladie non précisée, selon un communiqué du gouvernement haïtien.
Des milliers de personnes ont pleuré sa perte.
« À travers ses écrits, il a illuminé le monde, porté l’âme d’Haïti et défié le silence. Que son verbe demeure, que son esprit souffle encore. Adieu, maître », a écrit le premier ministre haïtien Alix Didier Fils-Aimé sur le réseau X.
Le gouvernement haïtien a affirmé que Frankétienne était l’un des fondateurs du spiralisme, décrit comme un mouvement littéraire chaotique et pluraliste qui a émergé dans le pays des Caraïbes dans les années 1960.
Il a écrit des poèmes, des pièces de théâtre et des romans, dont « Dézafi », qui signifie « Défi » et est devenu le premier roman moderne écrit en créole haïtien, selon le gouvernement haïtien. Il était basé sur son expérience de vie sous la dictature brutale de François Duvalier, connu sous le nom de Papa Doc.
Frankétienne était également connu pour des œuvres telles que « Au Fil du Temps », « Ultravocal » et « Pèlin Tèt », ainsi que pour ses peintures « Désastre », qui dépeint les victimes du tremblement de terre catastrophique de 2010, et « Difficile émergence vers la lumière », qui dépeint les victimes de l’ouragan.
« Ses toiles sont une extension visuelle de son univers littéraire, où l’on retrouve la même énergie foisonnante qui rappelle ses textes denses et polysémiques », a écrit Le Centre d’Art, une institution culturelle haïtienne sur X.
Frankétienne a également été ministre de la Culture d’Haïti à la fin des années 1980 et a été décoré de l’Ordre des Arts et des Lettres de la France.
Evans Paul, ancien premier ministre, a déclaré que l’artiste était attaché à l’identité haïtienne, à la liberté d’expression et à la justice sociale.
« Frankétienne était bien plus qu’un artiste : il était une force vivante, un phare pour Haïti et pour l’humanité, a affirmé M. Paul dans un communiqué. Avec sa plume incisive, sa voix captivante et son regard visionnaire, il s’est imposé comme un mapou géant, un pilier inébranlable de l’art et de la pensée haïtienne. »
Le mapou est l’un des plus grands arbres d’Haïti et est considéré comme sacré.
Michael Deibert, auteur de « Notes du dernier testament : la lutte pour Haïti » et « Haïti ne périra pas : une histoire récente », se souvient avoir interviewé Frankétienne l’année dernière.
« S’asseoir et parler à Frankétienne, c’était avoir une leçon d’histoire et de culture haïtiennes, de vaudou, d’art et de créativité », a-t-il relaté.
M. Deibert a déclaré que l’artiste « avait une combinaison vraiment fascinante qui pouvait aller dans des tangentes mystiques discursives, mais il était extrêmement spirituel et drôle. Il symbolisait vraiment toute cette créativité en Haïti. »
Hommage de Dany Laferrière
Dans un texte en hommage à l’artiste, l’écrivain québécois d’origine haïtienne Dany Laferrière a écrit qu’il avait du mal à croire à la nouvelle, affirmant que son « cerveau la refuse ».
Il a tout construit en malaxant l’imaginaire et la réalité, le rêve et l’ordinaire des choses. Seuls les enfants savent faire ça pour échapper à l’ennui qui suinte de la lente succession des jours. En effet, Frankétienne est un enfant et c’est là que réside sa force.
Dany Laferrière
Dans son texte, Laferrière se souvient du moment où il a lu les premières œuvres de l’artiste, à l’adolescence.
« Je peux dire que je me souviendrai toujours de mon étonnement en découvrant Mûr à crever (1968, j’avais 15 ans), en cachette dans la classe. J’avais l’impression que les tontons macoute allaient surgir à tout moment pour me traîner en prison », a-t-il relaté.
Il conclut en écrivant : « Vous comprenez que j’ai du mal à croire mort un homme pareil. Cette métaphore de ma ville, et ce témoin de ma vie. »
« Je me souviens, et je l’ai écrit d’ailleurs dans un livre, qu’arriver chez lui un matin, je l’ai entendu gueuler depuis le balcon : “Je ne mourrai pas, j’ai vaincu le cancer, trois cancers, je ne mourrai plus.” Qui peut élever la voix ainsi face à la mort ? Un enfant, un poète, ou les deux. Frankétienne est un enfant-poète. »
Un « fou original »
Dans une entrevue accordée à l’UNESCO en 2023, Frankétienne a expliqué la signification de ses sept noms.
« Ma grand-mère Anne Étienne et ma mère Annette Étienne se sont mises d’accord pour m’octroyer un chapelet de noms vaillants, à résonance mystique et baroque, susceptibles de protéger le “petit blanc” contre les méfaits et les maléfices d’éventuels sorciers », a raconté Frankétienne, qui est né d’une mère haïtienne noire et d’un père américain blanc qui a abandonné la famille.
Il a déclaré avoir travaillé sur une soixantaine de livres et 5000 peintures au cours de sa vie, se qualifiant lui-même de « fou original qui a dû déranger une floperie de gens “normaux” ».
Frankétienne a confié à l’UNESCO qu’il resterait sur un chemin créatif « gorgé d’incertitudes » et qu’il « sauterai(t) jusqu’à (son) dernier souffle ».
« J’ai toujours été en voyage, en quête de nouveautés. La création permanente est une odyssée sans escale qui se poursuit à travers de multiples écueils », a-t-il soutenu.