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J’adore lire dans un café. C’est le lieu où j’arrive à me plonger entièrement dans un livre, sans doute parce qu’alors dépouillé de la quotidienneté. Depuis un an, c’est la rédaction de chroniques qui s’est rajoutée à ma routine dans ce lieu. Il me semble y avoir, d’ailleurs, dans cette activité, une mise en abyme du métier de chroniqueur : chercher à faire sens dans le bruit incessant du monde. Mais parfois, quand la cruauté prend toute la place, il n’y a pas d’autre explication que la brutalité. Quand la violence se déchaîne, aucun lieu n’est sûr. Elle nous trouve… toujours.
Sortir de l’ombre
Les élections américaines ont été pour moi une occasion de lire la réédition augmentée de l’essai de Mathieu Bélisle L’empire invisible : Essai sur la métamorphose de l’Amérique. Ce livre est indispensable aujourd’hui parce qu’il nous permet de comprendre la nature du pouvoir américain. L’une des idées fortes de ce livre est que les puissances les plus agissantes se trouvent dans l’ombre. Il s’agit des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). Si on rajoute le réseau social « X », on comprend que le pouvoir américain s’est invisibilisé au point de faire partie intégrante de nos vies. Ce « nouveau visage de la domination », comme le nomme si justement l’auteur, a donné une force incroyable aux idées et débats provenant du sud de notre frontière. L’actualité, depuis l’élection du 5 novembre, lui donne raison : « Nul ne nous oblige à participer aux débats qui le déchirent, et pourtant non seulement nous suivons ces débats, mais nous tenons chez nous, en recourant aux mêmes termes, et parfois à la même histoire, comme s’ils étaient les nôtres. » La seule différence est la suivante: nous sommes maintenant les antagonistes de cette histoire.
Avec cette guerre de tarifs, la manière avec laquelle l’homme le plus riche au monde a interpellé le premier ministre du Canada sur son réseau social et les « blagues » de ce président sur la création d’un 51e État, nous ne sommes plus les spectateurs de cette histoire. C’est ce changement spectaculaire et rapide de récit qui a fait monter en moi une forme d’angoisse à la fois diffuse et fondée. Je ne sais pas comment le dire autrement : rien n’est plus terrifiant que le pouvoir lorsqu’il se présente sous son vrai visage.
Je l’écris à regret, mais depuis le 20 janvier 2025, je ne vis plus dans le monde décrit par Mathieu Bélisle : « L’empire américain n’est pas un empire comme les autres dans la mesure où il n’a jamais nourri l’ambition de conquérir formellement le monde où il a toujours pris soin de se nier en tant qu’empire. […] Il ne prétend pas dominer par la force brute, du moins pas ouvertement; il ne cherche pas à accroître son espace “vital” au prix de guerres de conquête. Il ne vise pas à établir un gouvernement répressif, total, qui priverait ses sujets de leur liberté. » La règle du jeu a changé. Les GAFAM étaient aux côtés du président. L’empire est sorti de l’ombre.
Échouer, une seconde fois
Cette sortie au grand jour s’accompagne d’un sentiment de peur chez des groupes minoritaires. Une personne proche de moi, avocate en immigration, m’a expliqué qu’au sein des groupes LGBTQ2+ américains, certaines personnes, inquiètent des représailles à venir, commencent à s’organiser pour quitter le pays. La révocation des passeports avec la mention « X » pour le genre rend légitime et concrète cette peur. Lorsque les minorités veulent quitter un pays, ce n’est pas bon signe pour une démocratie. C’est affolant. Il ne faut pas oublier que, dans La servante écarlate, c’est vers le Canada que les citoyens fuyaient…
L’écrivain américain Eddy L. Harris sait ce qu’est la fuite. Dans son plus récent essai, Confession américaine, il se demande ce qu’il a fui exactement en quittant les États-Unis pour la France. Pour cet essayiste, dès la fin des années 1970, la montée de la droite religieuse a commencé à refaçonner la scène politique américaine. Ce mouvement conservateur, qu’on associe souvent à la lutte contre l’avortement, selon Harris, a un programme politique qui dépasse largement cette question. Pour ce romancier, c’est la question raciale qui est au cœur de ce qui se joue aujourd’hui : « Le Sud a perdu la guerre de Sécession, mais gagné celle de la ségrégation. Le Sud l’emporte toujours. » La force de cet essai est qu’il est capable de remonter, à partir de son histoire personnelle et familiale, les routes de cette violence qui est aujourd’hui canalisée chez une masse considérable d’Américains, tout en pointant la responsabilité d’agir : « Le monde nous regarde. Nos enfants nous regardent. Nous ne pourrons pas éternellement nier la puanteur et l’infamie, sans quoi ça recommencera. » Trop peu trop tard. C’est revenu. La catastrophe est en cours.
Pleurer dans son coin
M’arrachant des cheveux que je n’ai plus, j’ai soupiré un peu trop fort peut-être. Une minute plus tard, mon café préféré arrivait à côté de mon ordinateur. Le propriétaire du café avait dû voir le désespoir dans mes yeux. Il est reparti vers sa machine, sans rien dire, et n’acceptera pas mon argent au moment de régler. La sollicitude trouve toujours son chemin.
Mon pied bougeait rapidement sur le tabouret. Je parcourais les livres de Mathieu Bélisle et d’Eddy L. Harris et… rien ne venait. Comment conclure une dystopie? J’ai mis alors mes écouteurs et j’ai sélectionné un album de Simon & Garfunkel. Une mère traversait la rue avec son enfant. America se met à jouer. Je lis un texte sur un président voulant envoyer 30 000 migrants dans une zone de non-droit, connue pour ses pratiques de tortures et de détention illégale. Au même moment, un couple partage un croissant et un regard à la table en face. Mon café se vidait à vue d’œil. La tête entre les mains et les dents serrées par la colère, j’entendais les deux musiciens chanter à répétition : « They all come to look for America ».
Les larmes se sont mises à couler. Seul dans un coin du café, j’ai craqué. La violence nous trouve… toujours.
Photo : © Les Anti Stress de Monsieur Ménard