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Publié en 1995, le roman dystopique féministe Moi qui n’ai pas connu les hommes, de la Belge Jacqueline Harpman, connaît une renaissance inattendue grâce aux réseaux sociaux. Devant l’engouement, l’éditeur français Stock vient de republier cette fiction troublante, qui fait également l’objet d’un regain de popularité au Québec.
Après des maisons d’édition britannique et américaine, c’est au tour d’une maison francophone de faire paraître une nouvelle édition de ce roman, dans lequel la narratrice vit, sans passé ni avenir compréhensibles, dans un monde étrangement dépouillé, d’abord oppressant puis déroutant.
La réédition française gagne une préface d’une romancière de 31 ans, Julia Malye. Elle y relève que Jacqueline Harpman a écrit la trame de ce texte en une nuit
, et qu’il peut être vu comme plus encore que féministe, […] humaniste
.
Ressuscité grâce aux réseaux sociaux
Traduit en 1997 sous le titre The Mistress of Silence, Moi qui n’ai pas connu les hommes est devenu viral dans les pays anglophones, grâce à TikTok, Instagram et autres.
The Cut, supplément en ligne du New York Magazine, l’a comparé à un monument du genre : La servante écarlate (The Handmaid’s Tale), de Margaret Atwood.
À en croire The Cut, sa redécouverte par le grand public est partie de l’intuition, en 2018, d’un ou d’une éditrice chez Vintage UK qui feuillette ce livre oublié.
Alors que le féminisme affronte des critiques virulentes venues des milieux conservateurs et que La servante écarlate connaît un regain de popularité, cette maison d’édition britannique a fait reparaître, en 2019, une traduction révisée, sous un titre plus respectueux de celui choisi par Jacqueline Harpman, I Who Have Never Known Men.
Après le confinement [du printemps 2020], c’est devenu un best-seller
, explique Raphaëlle Liebaert, éditrice chez Stock.
En effet, ce récit porte sur 40 femmes qui sont, au début du roman, enfermées ensemble sans avoir le droit de se toucher, évoquant immanquablement les gestes barrières
et la distanciation sociale
.
En 2022, un éditeur américain, Transit Books, fait à son tour le pari de rééditer le livre, qui s’est écoulé à 100 000 exemplaires l’an dernier aux États-Unis.
C’est l’une des choses merveilleuses dans l’édition : on ne peut jamais savoir
, a affirmé Ros Schwartz, qui a traduit le roman en anglais, au Guardian en février. Je suppose que ça touche une corde sensible chez la jeune génération, ce que ça n’avait pas fait à l’époque
.
Nous en sommes à 30 cessions internationales. Ce n’est pas souvent qu’un livre en français est autant traduit
, relève Raphaëlle Liebaert.
Un livre qui se vend tout seul
Au Québec aussi, Moi qui n’ai pas connu les hommes suscite un nouvel intérêt. Je mets juste le livre à la vue des gens, et il se vend tout seul, observe Marilou Lebel-Dupuis de la librairie féministe montréalaise L’Euguélionne. Je n’ai pas besoin de le conseiller.
Cela fait environ un an et demi que le roman est réclamé, surtout en version anglophone, par sa clientèle majoritairement féminine. Beaucoup de personnes ne savaient pas que la version française était la version originale
, dit-elle.
Il a fallu plusieurs mois à L’Euguélionne pour réussir à mettre la main sur des exemplaires en français. La version française était toujours épuisée
, explique la libraire.
Écrivaine et psychanalyste belge, Jacqueline Harpman s’est éteinte en 2012, à l’âge de 82 ans.
Photo : Société belge de psychanalyse
Imaginer un monde sans hommes
Jacqueline Harpman avait 66 ans quand elle a publié Moi qui n’ai pas connu les hommes, son neuvième roman. Elle jouissait alors d’une solide réputation dans le milieu des lettres.
Cette psychanalyste bruxelloise s’est retrouvée en finale du prix littéraire français Femina, comme elle l’avait déjà fait quatre ans auparavant avec La plage d’Ostende. Elle a perdu, mais a remporté le prix Médicis, en 1996, avec Orlanda.
Après sa mort en 2012, son œuvre a intéressé les chercheurs. Elle fait partie, par exemple, aux côtés des Françaises Nina Bouraoui ou Marguerite Yourcenar, des huit autrices étudiées dans une thèse de doctorat sur la construction des identités féminines
dans la littérature depuis 1950.
L’identité en général, féminine en particulier, est en effet un thème qui traverse l’œuvre de cette romancière, chez qui le style classique, très maîtrisé, tranche avec les questions profondes et dérangeantes posées par ses intrigues. Ici, en l’occurrence : pour quoi vivre quand il est interdit de cultiver le lien avec les autres? Et que devient une société privée d’hommes?
Cette non-mixité, qui est subie et non choisie dans Moi qui n’ai pas connu les hommes, est l’une des raisons de la popularité actuelle du roman, selon Marilou Lebel-Dupuis. C’est radical d’imaginer des communautés de femmes, sans hommes
, explique-t-elle, précisant que cela peut particulièrement parler aux Américaines qui éprouvent un sentiment d’injustice face à leur président Donald Trump, accusé d’agressions sexuelles à de nombreuses reprises.
La non-mixité, qui est imposée par les hommes dans le livre, est finalement récupérée par les femmes à leur avantage et devient source de créativité ainsi que de bien-être
, avance-t-elle également comme explication.
Avec les informations de Agence France-Presse