
Dans la continuité de son précédent essai sur le deuil, Toute histoire de deuil est une histoire d’amour, Maïté Snauwaert explore avec Animaux du chagrin la relation complexe et touchante entre les humains et les individus des autres espèces. Autant ceux qui nous apprennent la tendresse que ceux que l’on oblige au travail forcé ou à l’assiette.
Pourquoi les animaux nous touchent-ils autant ? Nos compagnons à poils, à plumes ou à écailles sont ceux qui nous placent, enfants, devant les premières émotions complexes du deuil, croit Maïté Snauwaert. Mais ils sont aussi le véhicule de l’apprentissage du sens des responsabilités, notre porte d’entrée vers le soin. On pourrait dire les premiers enseignants d’une mise en pratique de notre humanité.
Aimer, c’est souffrir
« La question de savoir pourquoi je m’intéresse au deuil me revient souvent, reconnaît l’essayiste, qui est aussi professeure à l’Université de l’Alberta. Elle m’a poussée à me demander quand est-ce que ça avait commencé pour moi, à quand remonte mon premier deuil. Qu’est-ce qui fait que j’ai cette sensibilité ? » La réponse est rapidement apparue à Maïté Snauwaert : Minouche, un chaton à peine âgé de quelques jours, trouvé et recueilli par la famille de l’écrivaine lorsqu’elle était petite, en France. Créature soignée, puis abandonnée, laissée derrière à l’occasion d’un premier déménagement. « C’est Nick Cave qui a écrit sur son blogue “if you love, you grieve”. Si tu aimes, tu connais le deuil. Aimer, forcément, c’est souffrir quand l’objet de cet amour disparaît. Mais être endeuillé, c’est aussi un autre chapitre de l’amour. Ce n’est pas parce que la personne n’est plus là, ou, en l’occurrence, l’animal, que c’est la fin de la relation. Donc je trouve que les animaux, ils marchent dans cette ligne-là. »
L’essai de quelque 200 pages contient une trentaine de récits qui illustrent bien cette dualité qu’incarne l’animal dans la vie de l’humain. Parfois personnels, parfois crève-cœur, toujours touchants, les personnages principaux sont divers : compagnons à quatre pattes de grands artistes disparus, cobayes sacrifiés à l’autel de la science, symboles de la culture populaire. Une lecture difficile pour qui possède une inclination naturelle pour ces amis non dotés de parole : chevaux, lapins, ânes, moutons, chats, cochons… Pour qui n’a jamais pu terminer un de ces sensationnalistes documentaires sur les abattoirs industriels, par manque de nerfs devant la souffrance.
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Toutes les histoires sélectionnées ont quelque chose de mystique et de mythique, comme une patte dans le monde des humains, une autre dans un univers qui nous échappe. « Ça peut paraître cucul à première vue, de s’intéresser aux animaux, dit Maïté Snauwaert, entourée de chats dans cet antre urbain du contact animal, le café à thématique féline. Ça semble ordinaire. Mais il y a quelque chose de mélancolique dans notre rapport aux animaux, parce que c’est comme si eux étaient toujours conscients d’une espèce d’autre royaume. »
Animaux à l’ouvrage
Si le deuil d’un animal n’a pas été vécu de façon directe, les contes et les films permettent ce transfert. Qui n’a pas pleuré en regardant Bambi ? Or, Animaux du chagrin met en relief notre dissonance cognitive face aux bêtes. Celle qui permet de caresser le chien tout en mangeant le cochon. D’acheter des objets de luxe pour le chat, mais de réduire les vaches en esclavage et de leur retirer leurs nouveau-nés. D’admirer les oiseaux pour leur grâce, tout en détruisant leurs habitats.
Cette question est particulièrement incarnée par la question des animaux mis au travail pour nous, humains. L’âne qui porte les charges et le cheval qui tire les touristes font bel et bien un boulot. « C’est une question à laquelle je n’avais pas réfléchi avant ce projet, dit-elle. Même l’animal de zoo, quelque part, il est dans une souffrance au travail. Et en même temps, je trouve qu’il a la dignité du travailleur. C’est une figure du pathétique. Tant par le deuil que par la question du travail, les animaux nous permettent de modéliser, disons de façon plus réduite, plus apolitique, notre rapport à l’empathie, à la domination, à la toute-puissance d’un groupe sur les autres. »
Divertissez-nous
Doit-on donc voir Moo Deng, ce petit hippopotame pygmée dans son enclos en Thaïlande, sensation indétrônable des réseaux sociaux de l’été 2024, comme une travailleuse ? Ou simplement comme la nouvelle itération d’une culture maladive de la célébrité ? Maïté Snauwaert refuse de s’abandonner ici au culte du mignon, que l’on réserve souvent aux êtres à quatre pattes. Leur beauté fait du bien, certes. Mais à quel prix ? « On est dans une grosse promotion du cute, en ce moment. Et j’en suis la première consommatrice, notamment sur Instagram. Des vidéos de chats, ça illumine ma journée ! Mais je crois qu’il faut éviter de tomber simplement dans une nouvelle forme de consommation de l’animal, de lui faire faire des tours de clowns, de l’exploiter davantage. »
Les animaux n’ont pas choisi de nous divertir, de nous faire oublier momentanément l’état du monde — résultat de nos travers, par ailleurs. « Ça en dit beaucoup sur notre santé mentale collective, dit l’essayiste. Avons-nous besoin d’un autre divertissement qui nous fait oublier toutes les formes de souffrances humaines ? Au contraire. Je vois les animaux plutôt comme des intercesseurs, entre ce monde matériel et le monde immatériel, celui qui abrite nos morts, nos regrets, nos chagrins. Et puis ils sont aussi nos intercesseurs pour toutes les formes de souffrance et d’exploitation du vivant. »
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