« L’homme est une ombre. Il faut s’intéresser aux choses qui demeurent. »
Le mode d’emploi pourrait sembler simple. Pour Sylvain Tesson, il s’agit cette fois de rejoindre une paroi rocheuse séparée de la mer (un stack) à la nage, en kayak gonflable ou à la voile, de l’escalader, de reprendre son souffle au sommet. Puis de redescendre par tous les moyens possibles, avant de retourner à terre en affrontant parfois une mer démontée ou en jouant, s’il le faut, à cache-cache avec les autorités.
Mais pour bien grimper un stack (mot qui signifie « empilement » en anglais), un éperon rocheux séparé de la côte par l’érosion, raconte-t-il dans Les piliers de la mer, « il faut être agile comme le crabe, adhésif comme le bulot, souple comme l’algue, déterminé comme la pluie ».
Des qualités qu’il n’a plus, mais que possède son grand ami Daniel du Lac, guide de haute montagne rencontré notamment dans Blanc (Gallimard, 2022), un récit où l’idée, déjà, était de « se fondre dans une substance ». C’est avec lui comme premier de cordée que l’écrivain voyageur français né en 1972 a arpenté la planète pour escalader — parfois même pour la première fois — une centaine de ces formations rocheuses spectaculaires. En Écosse, en France, en Irlande, en Italie. Aux Îles-de-la-Madeleine, à Terre-Neuve, à l’île de Pâques, aux Philippines, au Vietnam, aux Marquises ou en Tasmanie.
Partout, lui semble-t-il, « le sommet du stack est toujours une frontière miraculeuse ». Grimper ces sommets est chaque fois « un acte idiotement gratuit », mais dont il se souviendra à l’instant de sa mort. On peut même y comprendre « la satisfaction de la statue sur son piédestal : le contentement du néant ». Dans l’estuaire du Saint-Laurent, s’il faut le croire, l’argile forme des stacks « tendres comme des cannelés de Bordeaux, impossibles à grimper ».
Mieux, pour Sylvain Tesson, le stack est un symbole de résistance. Mi-amusé, mi-solennel, l’auteur de La panthère des neiges (Gallimard, 2019) en tire à la fois une nouvelle discipline, plutôt risquée, et une philosophie de vie. « Si on l’applique à la vie quotidienne, le stackisme consiste à repérer préalablement dans l’existence toute personne, lieu, activité ou état offrant de se désarrimer de la marche commune, des injonctions ordinaires, de la force des masses. »
Comme à l’habitude, son sens de la formule fait souvent mouche. Il suffit pour s’en convaincre de fréquenter d’autres écrivains voyageurs entre deux de ses livres. Ce qui leur manque souvent : du style, le sens de l’observation, de la distance et un peu de surplomb sur nos existences humaines.
« On est ébahi d’avoir atteint le sommet, inquiet d’en descendre, conscient de l’absurdité de la position, de l’inutilité de l’effort, de la stupidité du projet, mais heureux de tenir là où personne ne vient, [où] personne n’est jamais monté, où l’action de l’homme n’est pas résumable à son utilité, ni régie par la règle commune, ni réductible à la statistique. »
À la mer ou à la montagne, « sur les chemins noirs » ou dans la taïga, on le sait, il y a peu de rencontres humaines pour le voyageur misanthrope. Ici, ce
[...] continuer la lecture sur Le Devoir.