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Du moderne, du classique, de la réflexion et de plus en plus de livres d’auteurs autochtones… Les lectures de l’écrivaine innue Naomi Fontaine sont un moyen d’« entrer dans le regard de quelqu’un ». Si les livres ne sont pas sacrés pour elle, il y en a pourtant quelques-uns dont elle ne se départira jamais : Je suis une maudite sauvagesse d’An Antane Kapesh et la Bible.
De grands rayons de soleil éclairent la pièce où trône un bureau dans sa maison de Sept-Îles, sur la Côte-Nord, au Québec. C’est ici, en face de la baie vitrée pour voir les arbres et le ciel
, que Naomi Fontaine a déplacé son bureau pour écrire son dernier livre, Eka ashate – Ne flanche pas (Mémoire d’encrier, 2025), dont la parution est prévue début août.
Derrière et sur le côté droit, deux bibliothèques sont à portée de main de Naomi Fontaine. Mais cette Innue de Uashat rêve d’être submergée par les livres avec des bibliothèques du sol au plafond, comme dans La Belle et la Bête!
lance-t-elle.
Le prochain livre de Naomi Fontaine doit sortir officiellement au début août.
Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin
Pour autant, l’objet en tant que tel n’est pas sacré, car tu peux le racheter
, explique Naomi Fontaine en attrapant deux exemplaires du Journal d’un écrivain en pyjama de Dany Laferrière, un intact, l’autre un peu moins.
Voix unique
Même si elle n’annote jamais les livres, certains ont de petites cornes, d’autres peuvent être un peu mouillés, car elle adore lire dans son bain, un endroit où je me sens bien
, précise-t-elle.
La raison en est simple : elle veut rentrer dans le livre, dans le monde, dans la tête, dans la voix de l’auteur.
Pour moi, un livre, c’est dans la tête, dans l’esprit, que ça reste. Ce sont les idées que ca t’amène, les voix que tu entends. Tu me donnerais une édition qui vaut des milliers de dollars, je ne saurais pas quoi en faire, sauf le ranger et ne plus jamais y toucher.
Alors ses livres circulent de main en main, quitte à ce qu’elle ne les revoie jamais.

Les livres de Dany Laferrière sont « précieux » pour Naomi Fontaine, qui en a plusieurs.
Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin
Ce n’est peut-être pas un hasard si le premier qu’elle montre est de l’auteur d’origine haïtienne Dany Laferrière.
Dany Laferrière fait un peu partie de mon monde parce qu’il vient d’un pays colonisé. Il a été marginalisé
, souffle cette écrivaine de 37 ans. Il est précieux
pour elle, surtout sa voix unique,
une voix qu’elle retrouve chez l’écrivaine française Marguerite Duras.
Quand je commence un livre, j’aime avoir l’impression que quelqu’un me parle
, d’autant plus que, selon elle, les écrivains passent beaucoup de temps seuls. Déjà, adolescente, elle aimait se réfugier dans les bouquins, installée au fond de la bibliothèque à l’école secondaire.
Sa bibliothèque en bois est un cadeau de sa mère pour la fin de son baccalauréat en enseignement. Malgré les nombreux déménagements, elle la suit partout depuis 10 ans. Sa deuxième bibliothèque, plus petite, regorge aussi de toutes sortes de livres. À l’étage du bas, son deuxième fils de cinq ans y a rangé quelques ouvrages.

Une partie des livres de sa bibliothèque.
Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin
Naomi Fontaine reçoit des livres, en achète dans des ventes-débarras, et, au gré des humeurs et des déménagements, ils circulent. Elle a eu sa période Éric-Emmanuel Schmitt, même si elle a décroché un peu
.
Diversifiée, sa bibliothèque? Elle la qualifierait plutôt de moderne malgré les livres classiques bien visibles qui proviennent des lectures obligatoires de son bac et de sa maîtrise en littérature. Anne Hébert, André Gide, Corneille…. C’est bien de lire obligé, mais je suis heureuse de ne plus le faire. Au moins, j’ai cette petite base!
Mais ça ne suffit pas. Elle aime les nouveaux auteurs et les dernières parutions.
C’est ça qui fait que ça bouge, que je sens que ça vaut la peine d’écrire. Sinon, on n’écrit plus, on ne fait que lire les classiques.
Sa bibliothèque est aussi très québécoise,
selon elle. Et s’il y a un livre qu’elle souhaite que les gens aiment, c’est Adagio de Félix Leclerc, un recueil de nouvelles extraordinaires
, publié en 1943.

De ses contes composés pour la radio, Félix Leclerc avait tiré un premier livre, Adagio. Publié en 1943, ce recueil était immédiatement devenu un succès de librairie.
Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin
Elle a beaucoup de respect
pour Félix Leclerc, dont on se souvient davantage comme chanteur mais très peu comme auteur. Félix Leclerc a montré selon elle l’importance de dire qu’on existe et d’en être fier. Ça me rejoint beaucoup. C’est un auteur incroyable qui m’a amenée à me dire que nous aussi, on est à part, on vaut la peine d’exister.
C’est essentiel de se rappeler d’où on vient, et si les Québécois pouvaient se rappeler d’où ils viennent, ils nous comprendraient un peu mieux, les Innus.
Être écrivain
Lors des ateliers d’écriture qu’elle anime dans les communautés, Naomi Fontaine aime pousser la réflexion avec les jeunes en leur demandant ce qu’il faut pour être écrivain. Écrire sans faire de fautes? Avoir fréquenté l’université? Avoir lu beaucoup de livres?
Elle fouille alors dans sa sacoche en cuir ornée d’une fleur jaune perlée et sort l’édition de 1976 de Eukuan nin matshi-manitu innushkueu / Je suis une maudite sauvagesse, d’An Antane Kapesh, dont les feuilles tiennent encore par on ne sait quel miracle.

An Antane Kapesh, née en 1926 et décédée en 2004, est la première femme innue à avoir publié des livres en français et en innu-aimun au Canada.
Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin
Elle leur raconte alors l’histoire de cette femme innue née et restée dans la forêt pendant près de 30 ans. Elle a peut-être lu la Bible, des textes gouvernementaux, car elle était impliquée dans les processus gouvernementaux, mais elle n’est jamais allée à l’université
, précise Naomi Fontaine.
Je leur fais comprendre que pour être écrivain, il faut prendre conscience de son regard unique sur le monde, car tout le monde en a un à cause de son bagage personnel, de l’histoire culturelle, de notre territoire. Et le vrai écrivain, c’est celui qui en prend conscience et qui est capable de le transmettre avec des mots.
D’ailleurs, lors de la parution de son premier roman, Kuessipan, elle était plongée dans ses études pour devenir enseignante, n’avait pas lu grand-chose, sauf de la littérature pour adolescentes
, et pourtant, ce livre est celui dont elle et sa sœur sont les plus fières.

Le tout premier recueil de Joséphine Bacon, Bâtons à message / Tshissinuatshitakana, est paru chez Mémoire d’encrier en 2009.
Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin
Dans sa petite bibliothèque, des livres de réflexions, par exemple Nous sommes des histoires – Réflexions sur la littérature autochtone de Marie-Hélène Jeannotte, Jonathan Lamy et Isabelle St-Amand, de même que Littératures autochtones francophones au Québec de Maurizio Gatti, sont l’excuse toute trouvée pour poser cette question : qu’est-ce que la littérature autochtone?
My god, c’est une grande question!
répond l’autrice après avoir pris une grande respiration.
D’entrée de jeu, elle prévient qu’elle ne veut offenser personne en tentant une réponse. Quand elle pense à son histoire, à celle d’An Antane Kapesh, quand elle écoute les aînés de sa communauté, elle trouve difficile d’entendre quelqu’un prétendre que sa littérature est autochtone parce que cette personne a vaguement
une grand-mère ou une arrière-grand-mère des Premières Nations, voire une carte de bande, alors qu’elle n’a pas vraiment vécu chez les Premières Nations et n’y compte pas de gens très proches.
Au pire, c’est de la littérature. C’est ce qu’on m’avait dit. La littérature, c’est de la littérature, et je suis d’accord avec ça!
Finalement, elle n’a pas vraiment de réponse. Lors de ses ateliers d’écriture dans les communautés, elle incite néanmoins les jeunes à écrire pour raconter leur vision du monde, leur histoire
. Si on veut un regard extérieur de nous, il y en a plein. Si on veut un regard intérieur de nous, c’est ce qui nous manque.
Régulièrement, des gens lui disent qu’ils se retrouvent dans ses livres et que ça leur fait du bien. Imagine si on était 100 à écrire de l’intérieur! La littérature, à la base, sert à nous raconter, à se regarder, pas à être regardé, pas à ce que le monde nous regarde, mais à se raconter nous-même.
La littérature des Premières Nations devrait servir d’abord aux Premières Nations.
Le dernier livre acheté?
Du bitume et du vent, de Vincent Vallières. J’aime profondément Vincent Vallières, sa musique, ses textes. Il raconte une tournée et, surtout, il parle des Innus. Il y a un moment où il se retrouve à Mani Utenam avec des amis à moi, donc j’aimais ça. C’est un livre qui se lit un peu comme un journal. Il décrit ses sentiments.
Ton premier livre?

Cette plongée dans l’histoire du Québec est toujours un plaisir pour elle.
Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin
C’était un livre québécois, Les filles de Caleb, d’Arlette Cousture. J’étais jeune, j’avais 12-13 ans, je lisais déjà beaucoup. J’ai adoré. C’est l’histoire d’une femme éperdument amoureuse d’un garçon. Et ça parle d’une époque, d’une langue, du Québec ancien.
Il y a beaucoup de vérités, de choses humaines, [des éléments sur] la nature de la femme, car c’est une femme qui a écrit sur l’histoire d’une femme. C’est venu peut-être me réconforter par rapport à ce qu’on vit en tant que femmes. J’étais complètement plongée dans un univers qui était très loin du mien. Il y a aussi l’absence de tabous sur les sentiments, sur les relations, sur la méchanceté, sur l’indignation, qui est venue me chercher et qui me faisait du bien, car je viens d’un milieu où il y avait beaucoup de tabous. C’est le premier vrai roman que j’ai lu.
Petite, avais-tu accès à des livres écrits par des Autochtones?
Non. Est-ce que cette littérature était disponible? Est-ce qu’elle était là? Jusqu’en 2010, on entendait très peu parler de la littérature des Premières Nations, de la littérature innue. Joséphine Bacon a commencé à écrire tard. Dans l’Ouest canadien, il y en avait déjà sûrement beaucoup. On entendait peu parler de la première auteure innue, An Antane Kapesh. Ce n’était pas valorisé. Puis, ça a commencé vers 2000-2010, et j’ai eu la chance d’entrer quand ça commençait.
Mais ça m’a pris encore cinq ou six ans avant de m’intéresser à ma littérature. C’est ça, être colonisé : on ne s’intéresse pas nécessairement à ce qui vient de notre culture. On pense que la culture extérieure – pour nous, la culture québécoise – a plus de valeur. J’ai lu beaucoup d’auteurs québécois avec beaucoup d’amour et je réalise que cette littérature m’appartient aussi, mais en réalité, il n’y a rien qui m’appartient plus que ma littérature.
Et vers 26-27 ans, j’ai lu pour la première fois An Antane Kapesh et ça m’a bouleversée. Ç’a changé ma manière de comprendre l’histoire, le monde. Ç’a fait un déclic dans ma tête. J’ai compris que cette littérature était la mienne, et parce que je suis innue, ça devait être la plus importante.
Puis j’ai lu Thomas King, Louise Erdrich… et des auteurs d’ici : les Innues Marie-Andrée Gill et Natasha Kanapé Fontaine, le Wendat Louis-Karl Picard-Sioui. Je lisais déjà Joséphine [Bacon], qui me touchait profondément. Cette littérature me touche encore, elle m’amène d’autres horizons, à aimer ma culture, à comprendre d’où on vient.

La lecture matinale de Naomi Fontaine.
Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin
Un livre qui revient toujours dans tes mains?
La Bible. Ma mère est protestante, on allait à l’église et on y va encore. La Bible est sans doute un des premiers et le plus important des livres que j’ai lus. Quelqu’un qui ne l’a jamais lue voit ça comme un objet religieux, quelque chose qui veut te radicaliser ou, en tout cas, t’amener à penser autrement.
Pour moi, c’est autre chose. Ça m’amène à comprendre un peu plus les fondements de l’être humain, d’où on vient, de Dieu, de Tshishe Manitu, le grand esprit, le Créateur, comme on l’appelle chez nous. C’est bien écrit dans la poésie, le style. Je ne suis pas dans la religion, mais j’ai certainement la foi, et ce livre m’apprend à être plus heureuse, à être mieux avec les gens qui m’entourent, à me remettre en question. C’est comme une méditation quotidienne matinale. Je ne le lis pas pour me faire taper sur la tête mais pour mieux comprendre le chemin de la vie, du bonheur.
Des livres que tu emporterais sur une île déserte?
Des livres pour ne pas s’ennuyer, car on s’ennuie vite sur une île déserte.
Premièrement – sans me poser de question –, c’est sûr que j’apporterais la Bible, car ce n’est pas un seul livre mais plusieurs. Sinon, j’apporterais un livre peut-être plus difficile à lire. Je ne chercherais pas nécessairement la facilité en choisissant quelque chose que j’aime. Mon éditeur m’a donné un livre qui semble extrêmement difficile à lire : L’art de la joie de Goliarda Sapienza.
Je l’ai commencé, mais je me suis découragée, car ce livre est une vraie brique. Mais je l’apporterais, car mon éditeur a de bons goûts et mon défi sur l’île déserte serait de passer à travers ça.
Enfin, j’essaierais de trouver un livre qui me fait du bien, comme Les filles de Caleb. Mais je choisirais finalement L’Indien malcommode – Une histoire insolite des Autochtones d’Amérique du Nord de Thomas King, un recueil de nouvelles tellement bien écrit! Les livres de Thomas King m’amènent à réfléchir plus loin. J’en ai plusieurs, dont Les Indiens s’amusent, mais celui qui m’a marquée, c’est Histoire(s) et vérité(s) – Récits autochtones. Il raconte tellement bien les cultures des Premières Nations, notre vision du monde! Thomas King est un intellectuel qui a beaucoup réfléchi sur l’histoire, sur l’impact de l’histoire sur nous.
Des livres incontournables de la littérature autochtone à recommander pour comprendre, pour apprendre, et qui se trouvent dans ta bibliothèque?
Un des livres dans mon sac quand je m’en vais pour faire des ateliers, des rencontres, c’est la première version de Je suis une maudite sauvagesse. Quelqu’un me l’a donné, je ne me rappelle pas qui, mais je ne l’ai jamais redonné. Quand j’enseigne, quand je fais des ateliers d’écriture ou des conférences, c’est immanquable : je lis toujours sa postface, car c’est la promesse de quelque chose qu’on ne croyait pas ou ne pensait pas.

Naomi Fontaine aime lire à ses élèves la postface de Je suis une maudite sauvagesse, où An Antane Kapesh évoque sa fierté d’être une membre d’une Première Nation.
Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin
Le deuxième que je recommande, c’est un livre de Joséphine Bacon, comme celui-ci, Bâtons à message – Tshissinuatshitakana. Je l’admire. Pour nous, les Innus, elle nous rapporte une histoire vraiment importante : la langue de Nutshimit. Deux langues existent chez les Innus : le nutshimut-aimun, qui vient de la forêt, et la langue de la communauté. Joséphine est incontournable si tu veux rentrer dans l’atmosphère. Les poèmes, très courts, ne sont pas là pour te perdre mais pour t’indiquer une façon de voir le monde si t’es capable de t’ouvrir à ça.
Et le troisième, c’est sûr que c’est encore du Thomas King. Il faut lire du Thomas King. Ce serait L’Indien malcommode. C’est tellement brillant! C’est difficile à battre.

Peu importe l’ouvrage, il faut lire du Thomas King, selon Naomi Fontaine.
Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin
Thomas King est à moitié cherokee et à moitié grec. Cette distance l’a peut-être aidé à essayer de comprendre l’histoire des Cherokees. Et comme il a grandi au Canada , il a eu toute cette liberté – peut-être que d’autres ne l’ont pas eue à son époque – de pouvoir étudier, d’être entendu, compris. Ça reste un auteur incontournable pour moi, pour la littérature des Premières Nations, pour essayer de comprendre ce qui s’est passé au Canada, mais pas dans le tragique, plutôt dans les idées, et c’est ce que j’aime. Il parle du pourquoi c’est arrivé. Il prend du recul et réfléchit sur la société d’autrefois et d’aujourd’hui.
Il y a une grande affirmation et je cherche des auteurs qui sont dans l’affirmation de notre culture, d’où on vient. Je l’ai rencontré une fois dans ma vie, au début de ma carrière, alors que lui était très avancé dans sa carrière. Je suis très reconnaissante de ce moment.