Correspondant du journal Le Monde à Moscou, spécialiste des paysde l’ex-URSS et de l’Europe orientale, lauréat du prestigieux prix Albert-Londres de la presse écrite en 2019, le Français Benoît Vitkine, 38 ans, a un goût certain pour les zones de gris.
En 2020, avec Donbass (Les Arènes, prix Senghor 2020), son premier roman, il avait su incarner avec une finesse plutôt rare le conflit fratricide entre séparatistes russes et Ukrainiens de l’Est. Une région que le journaliste devenu romancier connaissait bien pour l’avoir couverte depuis 2013.
Avec Les loups, son second roman noir, Benoît Vitkine prend pour décor cette fois l’Ukraine de 2012, dans la foulée de l’élection d’Olena Hapko, la femme d’affaires la plus riche d’Ukraine, à la présidence du pays de 44 millions d’habitants. Au cours des trente jours qui vont précéder la cérémonie d’assermentation, services secrets russes, oligarques locaux, forces politiques de l’ombre ou du plein jour vont se livrer une lutte sans merci pour imposer leur loi et l’empêcher de régner comme elle le souhaiterait sur le pays.
« C’est un pays que j’ai appris àconnaître petit à petit en y travaillant », confie Benoît Vitkine, joint par téléphone à Moscou, alors qu’il continue de couvrir l’actualité russe. Un entretien un peu plus encadré qu’à l’habitude : une loi signée le 4 mars dernier par le président Vladimir Poutine prévoit de la prison ferme pour les auteurs de publications de « fausses informations » concernant les activités de l’armée russe en Ukraine — des peines qui peuvent aller jusqu’à 15 ans de détention. Des dispositions qui forcent tous les journalistes présents en Russie, dont le correspondant du Monde, à marcher sur des œufs lorsqu’ils s’expriment sur les événements qui frappent l’Ukraine depuis le 24 février. De nombreux médias internationaux ont d’ailleurs suspendu leurs activités dans le pays.
Dans l’usine à fantasmes
Benoît Vitkine a passé beaucoup de temps en Ukraine, surtout dans l’Est afin de couvrir le Donbass, principalement en 2014 et 2015.
Une formidable usine à « fantasmes », dit-il, qui tourne parfois à plein régime. Le pays serait coupé en deux, en trois, voire en quatre. Avec les russophones d’un côté et les ukrainophones de l’autre.
Pour l’auteur des Loups, la réalité apparaît malgré tout un peu plus simple. « Oui, il y a des disparités, mais ça n’empêche pas que c’est un pays avec une certaine unité. Ce sont des choses qui m’intéressaient. Et ce pays, je l’aime vraiment beaucoup. Il est désespérant, souvent, mais il est intéressant. Et il est aussi assez romanesque, mais ça, je m’en suis rendu compte après coup. »
De 1974 à 2012 dans Les loups, mêlant les codes du thriller politique à une écriture parfois atmosphérique, Benoît Vitkine fera gravir à cette femme de 52 ans au « physique d’héroïne de cinéma » les échelons de l’industrie — mais également ceux du crime. De l’est du pays à Odessa, en passant bien sûr par Kiev, cette « ville aux quatre cents églises, cent fois pillée, cent fois brûlée et cent fois reconstruite », écrit-il.
La « Chienne », comme on la surnomme aussi, espère mettre au pas les oligarques qui gangrènent son pays — le Gendre, le Chevelu, le Technocrate, tous les « loups » du titre — et accéder au statut de véritable chef d’État. Mais une fois devenue présidente, sera-t-elle moins tentée de voler que les autres ?
Le régime de Vladimir Poutine entend néanmoins conserver sa mainmise invisible sur l’Ukraine. Pour compromettre la présidente élue, les services secrets russes vont essayer de ressortir des boules à mites une vieille affaire de société d’armement ukrainienne revendue aux Russes.
Des oligarques aux dents longues
Hommes d’affaires avides de pouvoir, anciens mafieux reconvertis dans les conglomérats médiatiques et la politique, ils sont « à peine moins nocifs que des trafiquants mexicains ». Même si leurs trajectoires lui semblent assez comparables à celles de leurs homologues russes, les oligarques ukrainiens sont plus intéressants aux yeux de Benoît Vitkine, qui mêle avec un certain brio dans ce roman péripéties intimes et enjeux géopolitiques.
« C’est que, côté russe, il s’est passé quelque chose : un certain Poutine est passé par là et ça a changé pas mal le paysage oligarchique. Ça ne l’a pas assaini : les oligarques qui se sont faits dans les années 1990 sur la rente des hydrocarbures, sur les privatisations, sont toujours là et sont toujours économiquement aussi importants. En revanche, poursuit-il, ils ne sont plus politiquement aussi importants. Parce que Poutine leur a expliqué qu’ils n’avaient pas leur mot à dire sur la politique, et qu’il a créé une nouvelle caste d’oligarques qui sont ses amis, qui sont tout aussi riches, mais plus puissants que les oligarques traditionnels. »
En Russie, donc, le système a fait que les oligarques sont des gens sous contrôle, tandis qu’en Ukraine, ils ont conservé une marge de manœuvre beaucoup plus importante. Il existe une forme de pluralisme politique en Ukraine, croit Benoît Vitkine, qui passe par le pluralisme oligarchique : « Un oligarque ukrainien est quelqu’un qui va avoir besoin d’un parti politique pour défendre son bout de gras. »
Difficile de ne pas prêter au personnage d’Olena Hapko des ressemblances avec Ioulia Tymochenko, l’ex-première ministre ukrainienne et égérie de la révolution orange, surnommée la « princesse du gaz ». Mais ce personnage, fait remarquer le romancier, a sans doute été inspiré à parts égales par Petro Porochenko, l’homme d’affaires milliardaire qui a occupé la présidence de l’Ukraine entre 2014 et 2019.
Cinquante nuances de gris
La fiction, pour ce journaliste, est un instrument qui lui permet de plonger plus profondément dans certains destins. « Les gens dans ces régions ont des histoires extrêmement riches, faites de nombreux chocs, de traumatismes, explique-t-il. Et ça, lorsqu’on est journaliste, ça existe, c’est un matériau qui est réel, pour le dire un peu sèchement. Ce que permet le roman, c’est de mêler plusieurs personnages en un seul. Afin de synthétiser, de rendre les choses soit plus compréhensibles, soit plus spectaculaires. Et de pouvoir ensuite jouer avec ces destins, de les confronter à d’autres choses. »
Il reste que l’Ukraine de 2012, telle que dépeinte dans le roman, peut aussi faire écho à celle de 2022. « C’est l’Ukraine qui n’est pas forcément l’Ukraine rêvée de Poutine, fait remarquer Benoît Vitkine. Pour lui, l’idée que ce pays factice soit souverain et indépendant, c’est une incongruité. » Mais dans la logique d’un système oligarchique corrompu, il serait malgré tout possible pour l’homme fort du Kremlin de s’en accommoder. « Parce qu’un oligarque, ça s’achète, ça se manipule, ça se fait chanter. Ce que je mets en scène dans le livre. »
« L’Ukraine qui essaie de s’émanciper de ce modèle, de se tourner vers un mode de fonctionnement plus transparent, plus européen, poursuit-il encore, elle est non seulement inacceptable pour la Russie, mais en plus, elle représente un danger pour la mainmise russe. »
Son troisième livre prendra pour sujet l’enclave russe de Kaliningrad en août 1991, au moment de l’éclatement de l’URSS. Encore bien des nuances de gris, mais pas du tout un roman noir, promet-il, « quelque chose de plus linéaire, une ballade beaucoup plus légère, romantique ».
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