« Tu parles des cieux / Je te parle de la terre » Ces deux vers de notre poète innue Joséphine Bacon, cités par l’essayiste Étienne Beaulieu (né à Québec en 1974), « expliquent, selon lui, mieux que tout commentaire le profond malentendu entre les cultures autochtones et l’Europe dès l’époque des premiers contacts ». Fondé sur « l’abstraction écrite » gréco-romaine, l’Occident, soutient-il, méprise le territoire.
Dans son livre Les rêves du ookpik, titré ainsi en souvenir du joujou inuk en forme de hibou qu’il avait reçu, enfant, de son père, biologiste à Kuujjuaq, Beaulieu, sagace, précise que « le territoire n’est en un mot pas géolocalisable selon la cartographie euro-américaine, il est aussi vivant, nourricier et invisible qu’une relation amoureuse ou spirituelle ». Durant l’errance sur ce territoire intime, mais millénaire, Joséphine Bacon se voit comme l’une « de celles qui accouchent / En marchant ».
Quant à Natasha Kanapé Fontaine, une de nos poètes innues plus jeunes, elle se définit comme « la fille de ceux qui marchent dans les rêves ». On aurait tort de voir dans les vers des deux poètes de simples fantaisies. Beaulieu nous montre qu’ils expriment une réalité anthropologique en dévoilant la profonde originalité de notre condition de Nord-Américains, qui ne se comprend qu’en lien avec la conscience autochtone.
Pour les Autochtones, la distinction entre le sacré et le profane, même, de façon plus laïque, entre les idées et le quotidien, n’existe pas. Comme l’explique Beaulieu, en pensant aux rencontres du XVIIe siècle entre l’Europe et l’Amérique ancestrale, « ce monde-ci n’est pas fondamentalement séparé de l’autre, on y accède justement par le territoire, qui n’est pas un espace de malédiction mais au contraire : le territoire est lui-même le paradis et l’après-vie n’en est que le prolongement bienheureux ».
L’essayiste insiste tellement sur le territoire toujours vivifiant qu’il regrette que Gaston Miron, poète emblématique du Québec, mais parfois plus proche de la conscience européenne que de la conscience autochtone, ait chanté les « pays chauves d’ancêtres » plutôt que les millénaires d’enracinement charnel. En contrepartie, il cite les vers très amérindiens de Natasha Kanapé Fontaine : « J’ai mémoire de la mort / embrasse le savoir sur le front / le retour des miens guidés par les ombres ».
Même si sa mère, « passionnée de généalogie », note-t-il, l’assure qu’il descend d’une Wendate de la Nouvelle-France, Beaulieu ne s’en émeut pas. Le métissage culturel collectif, qu’il supposerait, compterait bien plus pour lui que, fruit de rares unions, le métissage biologique qui, par la progression géométrique, pourrait, au fil des siècles, s’étendre, de façon très diluée, à tout le Québec.
Nous serions alors en esprit et en chair, même malgré nous, les enfants du monde autochtone, auquel rêvait Jacques Ferron, le précurseur oublié de notre indigénisme.
Extrait des «Rêves du ookpik»
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