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«Les nuits de la peste»: grand empire malade

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À partir la moitié du XIXe siècle, on a commencé à parler de l’Empire ottoman comme de l’« homme malade de l’Europe ». Surtout au sens où c’est l’Europe elle-même, à travers les idées modernes de progrès et de liberté qu’elle exportait, qui constituait pour le pouvoir ottoman la maladie.

Une « maladie » qui a précipité la lente agonie de cet immense empire multiculturel, pris entre impérialismes occidentaux et éveil des minorités jusqu’à son implosion en 1918, au sortir de la Première Guerre mondiale.

Et c’est au cœur d’un empire sur le déclin que nous plonge Les nuits de la peste, le 11e roman de l’écrivain turc nobélisé . Nourri par les riches tensions entre l’Orient et l’Occident, comme c’est souvent le cas chez Pamuk, ce roman massif raconte avec une abondance de détails une épidémie de peste — maladie réapparue cinq ans plus tôt en — frappant en 1901 l’île imaginaire de Mingher, « perle de la Méditerranée orientale », située quelque part entre Rhodes et la Crète.

Deux médecins spécialistes y sont dépêchés d’Istanbul par le sultan Abdülhamid II, dont le docteur Nuri, récemment é à la princesse Pakizê, une des nièces du dernier monarque absolu de l’histoire ottomane. 116 ans après les événements, à partir des nombreuses lettres adressées à sa famille par la princesse, c’est une jeune femme née elle-même à Mingher, Mîna Mingherli, qui prend en charge la narration de ce « roman-histoire » qui balance entre le thriller un peu mou et la chronique historique.

Très vite après leur arrivée à Mingher, les assassinats et les morts naturelles s’enchaîneront. Et comme la peste ne vient jamais seule, d’autres fléaux vont menacer la stabilité : le déni des autorités et de la population — en particulier des marchands —, ainsi que la parfois violente face à la quarantaine et aux mesures sanitaires.

Sur cette île multiculturelle, où cohabitent depuis toujours musulmans et orthodoxes, des affrontements entre les communautés religieuses vont aussi refaire surface, une vieille flamme alimentée par un peu de complotisme. C’est dans ce contexte que va se répandre sur l’île, devenue une véritable poudrière politique, le bacille de la révolution. Difficile de ne pas y voir le microcosme de l’empire, grand corps malade en train de se désagré.

L’auteur de l’époustouflant Mon nom est Rouge (1998), né en 1952, s’est déjà souvent inspiré de la période ottomane. Comme dans Le château blanc (Gallimard, 1996), qui racontait la relation passionnée entre un esclave vénitien et un intellectuel turc au XVIIe siècle essayant tous les deux (tiens, tiens) d’éradiquer une épidémie de peste.

Malgré le fait que la plupart des personnages y manquent de densité, Les nuits de la peste est une riche fresque historique à la narration lente et méticuleuse. Une sorte de -univers où se mêlent réalité et fiction à travers lequel Orhan Pamuk sonde la peur de la mort, les limites et les vanités du pouvoir. Et comme chez Camus ou chez Defoe avec son Journal de l’année de la Peste (1722), l’épidémie y met à l’épreuve l’esprit de communauté et sert de révélateur aux forces et aux faiblesses des hommes comme des empires.

Commencé en 2016, raconte Orhan Pamuk, ce roman ambitieux a été rattrapé de façon quasi prophétique par l’actualité. Il parle d’hier, mais aussi d’aujourd’hui : d’un pays tiraillé entre la tradition musulmane et le modèle occidental, à la fois béni et maudit par sa géographie partagée entre deux mondes. Fascinant, mais peut-être un peu lourd.

Les nuits de la peste

★★★ 1/2

Orhan Pamuk, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Gallimard, , 2022, 688 pages

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