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La porte du pénitencier se referme derrière lui et il se retrouve seul pour la première fois depuis son incarcération. Le soleil jette à travers les nuages une douce lumière. Le temps humide s’est chargé des odeurs de foin.
« Vous avez payé votre dette à la société, monsieur Mestenapeo. » Que savait ce juge à propos de sa dette ? Dix ans de réclusion, voilà le prix de sa liberté selon les Blancs. Pour les Innus, c’est le bannissement à vie de sa communauté. Une sentence définitive. Jugé coupable du meurtre de son père, il ne pourra jamais retourner chez lui.
Debout face au vide, Élie respire à peine. Il aimerait pleurer, mais ses yeux restent secs. Même son âme lui refuse le droit au chagrin.
Élie marche sur une petite route de bitume craquelée au milieu d’une savane comme celles de la Basse-Côte-Nord où il a grandi. Le vent souffle de l’est, de chez lui, et caresse les herbes hautes comme la main d’un géant les cheveux d’une déesse endormie. Les véhicules qu’il croise ne ralentissent ni ne s’écartent. À Port-Cartier, les gens ignorent les ex-taulards trop pauvres pour se payer un taxi à leur sortie du pénitencier. (…)
Deux heures plus tard, le visage écrasé contre la vitre de l’autobus, Élie Mestenapeo regarde le paysage défiler sans le voir. À chaque arrêt, des gens montent et descendent. Les heures s’écoulent, le décor change. La mer devient fleuve, passé Tadoussac, et le moteur du véhicule gronde en gravissant des montagnes comme Élie n’en a jamais vu.
Après Québec, l’autobus s’enfonce dans les terres et roule au milieu d’horizons vides. Trois heures plus tard, le cours d’eau qu’il enjambe sur le pont Jacques-Cartier n’est plus celui qu’Élie a connu sur la Basse-Côte.
À la gare d’autocars, tout le monde descend. Élie hésite. Il voudrait retourner en arrière, rentrer chez lui. Il sort le dernier et, quand il pose les pieds sur le béton du débarcadère, le souffle brûlant de la ville l’enserre.
Pour Élie Mestenapeo, qui n’a jamais vu une grande ville, Montréal semble à la fois effrayante et décevante. Effrayante, car il n’y a aucun repère. Tout ici lui est étranger. Décevante parce qu’elle n’est qu’une infinie succession de bâtiments anonymes, de rues sales et de visages indifférents à ce qui les entoure.
Élie n’a aucune idée où aller, ni même où il se trouve. Il fait nuit, mais il peut distinguer une montagne à l’ouest et, juste devant lui, le parc Émilie-Gamelin, qui ressemble à une étrange forêt de béton illuminée. Il s’allonge sur un banc et s’endort sans même s’en rendre compte. Pas longtemps. Juste assez pour récupérer un peu. Quand il rouvre les yeux, son sac avec tout ce qu’il possédait a disparu.
Effaré, il regarde à droite et à gauche. Il se précipite vers un homme assis par terre, le dos appuyé contre un mur de la station de métro.
***
Texte extrait de Tiohtiá:ke, de Michel Jean (Libre Expression, 2021, 240 pages, 24,95 $). Reproduit avec l’autorisation de l’éditeur.