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Quand on l’a appelé pour lui proposer le mandat d’animer l’émission Second regard à la télévision de Radio-Canada, le journaliste a répondu : « Honnêtement, je pense que vous vous trompez d’Alain Crevier. » Il y passera finalement vingt-quatre années, de 1995 à 2019. Il croyait, comme plusieurs personnes, qu’on y diffusait strictement des reportages à visée religieuse, ce qui ne correspondait pas à ses aspirations. C’était sans savoir. Sans savoir qu’on s’y posait pareillement des réflexions fondamentales sur la spiritualité et la recherche de sens, et que cela allait l’amener à faire la connaissance de dizaines de personnes qui modifieraient profondément l’essence même de son existence.
Communicateur dans l’âme, Alain Crevier veut tout savoir, tout le temps. Mais avant tout lorsqu’il s’agit de thèmes fondateurs qui nous constituent. Liberté, amour, pardon, bonheur, grâce, sérénité, il cherche à comprendre, sans complaisance ni dogmatisme, de quoi nous sommes faits.
Il a d’abord été à la barre de l’émission Nord-Sud, qui traitait des particularités des deux hémisphères, puis de Feu vert, qui, dès 1993, braquait sa lorgnette sur le sujet de l’environnement. Plus récemment, il a mis son savoir-faire journalistique au service d’une série de balados simplement intitulée Être…, où il continue son exploration de la condition humaine. En octobre 2024, il fait paraître le livre Être : Nos quêtes de sens et de liberté (Édito) dans lequel il raconte quelques-unes des rencontres les plus éloquentes qui ont croisé sa route.
Après tous les voyages et tous les entretiens qu’il a menés, Alain Crevier est-il maintenant en mesure de répondre à la question : être, qu’est-ce que c’est? « C’est accepter de ne pas le savoir. C’est insupportable comme question, elle est très souffrante. Ce qui me sauve, c’est d’accepter mon ignorance. Heureusement d’ailleurs qu’on ne sait pas tout parce que, sinon, on serait foutus. » L’adage le dit : ce qui fait le voyage n’est pas la destination, mais le chemin que l’on emprunte pour s’y rendre. On dit aussi qu’il faut une vie pour apprendre à vivre. Et c’est là que se loge toute la beauté.
Tête-à-tête surprenant
Dans le livre de l’animateur, il y a de nombreuses phrases interrogatives. Alain Crevier ne prétend pas tout connaître; au contraire, il sème des pistes, ouvre le dialogue, tente des hypothèses, crée des brèches, mais il s’avoue que la vérité lui échappe constamment et qu’il est même souhaitable qu’il en soit ainsi. De cette façon, il peut poursuivre sa quête et prendre plaisir à parcourir le chemin. L’absence de certitudes lui permet de céder à l’éventuel, au non encore advenu et à l’étonnement, ravi par la possibilité perpétuelle de se réinventer. « Je pense qu’il faut être ouvert. Je ne crois pas au déterminisme, je pense qu’on est comme des atomes, on est bousculés d’un bord à l’autre, et il n’y a rien qui nous dit quel sera le prochain impact, la prochaine personne, la prochaine idée, le prochain moment qui va peut-être nous faire virer complètement de bord. » S’abandonner au grand mystère peut être angoissant, parfois terrifiant, mais, une fois la peur dépassée, l’espace autour se déplie. L’amour participe du même fondement, il faut prendre le risque de se laisser traverser pour gagner en humanité.
Lors d’un séjour au Népal, Alain Crevier assiste à la réunion hautement improbable entre Ani Chöying Drolma, une nonne du bouddhisme tibétain, et le rappeur haïtiano-américain Wyclef Jean. Et ensemble, ils se sont mis à jouer de la musique. Cet instant, attestant que les contrastes font naître des amalgames extraordinaires, interroge cette crainte de l’autre menant à tant de violence et de haine. Dans son roman Citadelle, Saint-Exupéry écrit : « Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis. » Cette phrase, d’une extrême limpidité, semble pourtant difficile à mettre en pratique. « Ce qu’on ne connaît pas remet en cause nos idées, dit l’animateur. Tout d’un coup que je changerais? Et c’est inconfortable, le changement. Mais en même temps, les humains ne sont faits que de ça. Nous sommes des porteurs de révolution, et je ne dis pas ça pour faire joli. » Il n’y a qu’à observer les mutations qui se sont opérées dans la société québécoise au cours du dernier siècle. Si on fait le constat que bien des erreurs se répètent, on peut admettre que des pas ont été franchis vers plus de droits et de libertés.
L’animateur rappelle les dires d’un philosophe, selon qui on possède l’intelligence pour développer une technologie ultra performante, mais que notre niveau de sagesse évolue beaucoup plus lentement. « On crée des choses, mais on ne sait pas comment ça va finir », soutient-il, faisant un parallèle avec le cas de Robert Oppenheimer, celui qu’on surnomme le père de la bombe atomique.
Une indélogeable confiance
Dans son livre, Alain Crevier affirme qu’il l’a notamment écrit parce que nous sommes à une ère cruciale pour la survie de l’espèce, qui doit repenser son lien au vivant. Encore une fois, il pose une question : « Allons-nous saisir l’occasion ou l’ignorer? » Le journaliste a choisi son camp. « Je sais résolument que c’est très difficile, quelquefois, la nuit je me réveille parce que je me dis que je ne peux pas penser comme ça, mais je ne suis pas tout seul : j’ai une foi profonde en l’humain. On a des défis énormes, mais jusqu’ici on a été capable de leur faire face. »
Son aptitude à jeter un second regard sur les êtres et les événements y est sûrement pour quelque chose dans sa faculté à espérer. Voir plus loin que la surface l’a amené à entendre des histoires qui lui ont induit cet optimisme malgré les preuves criantes d’adversité. Par exemple, la Burundaise Marguerite Barankitse, dénudée et ligotée, forcée de regarder la tuerie immonde et délibérée de ses proches. « Maggy a quitté les lieux du drame avec la tête de sa meilleure amie dans un sac et l’enfant de celle-ci dans ses bras. » En réponse à Alain Crevier, qui lui a demandé comment elle arrivait à survivre à cette barbarie, elle a eu ces paroles : « Mieux vaut allumer une bougie que de maudire l’obscurité. » Cette phrase, qui serait imputable à Lao Tseu, le reporter l’entendra également de la bouche d’Ani Chöying Drolma, qui a pour sa part subi les affres d’un père violent. Porteuse d’une assurance inébranlable en la résilience humaine, cette maxime habite désormais l’esprit de l’animateur, convaincu que, malgré tout, l’altruisme demeure chez l’humain une qualité primordiale. « […] je note d’abord que nous sommes bien meilleurs que ce qu’on laisse entendre de nous. Je ne comprends pas pourquoi nous ne nous réclamons pas davantage de notre bonté. » Et si notre gentillesse portait les germes de notre avenir? À méditer.
Alain Crevier sera au Salon des aînés de Saint-Jérôme le 6 septembre à compter de 10h30.
Photo : © Julia Marois