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Depuis son apparition, en 1816, sur les bords du lac Léman, lors du tournoi d’histoires horrifiques suscité par Lord Byron, la créature due à Mary Shelley et à la bio-ingénierie morbide du docteur Frankenstein a pullulé avec bonheur dans les divers cantons de la culture de genre : littéraire (de Jean-Claude Carrière, alias Benoît Becker, à Brian Aldiss), cinématographique (de James Whale, en 1931, à Mel Brooks et Tim Burton) ou graphique (Bernie Wrightson).
S’invitant à la table de jeu, le romancier écossais Alasdair Gray (1934-2019), l’auteur de Lanark (1981) et de Janine 1982 (1984), ne pouvait que nous en mitonner une version hautement fantasmagorique. Dont acte avec ces Pauvres créatures (1992), visible en salle depuis mercredi dans l’adaptation du cinéaste grec Yorgos Lanthimos. Que faire avec le cadavre, échoué à la morgue de Glasgow, d’une jeune fille enceinte de neuf mois, si ce n’est lui greffer le cerveau du fœtus ? C’est en tout cas l’option singulière que choisit Godwin « God » Baxter, chirurgien et fils de chirurgien, créant ainsi Bella Baxter, qui à une accorte apparence joint un cerveau de nourrisson en constante évolution. Devenue la fiancée d’Archibald McCandless, ami de Baxter, puis du notaire Duncan Wedderburn, Bella devient, au fil d’un périple planétaire, l’œil d’un cyclone permanent par son langage de moins en moins sommaire et bredouillant, sa totale liberté d’être, charnelle, morale et intellectuelle, et sa capacité à perturber le jeu social.
Cette variation féministe et libertaire autour du canevas de Frankenstein rue dans tous les brancards possibles. Visuel, avec un texte où alternent illustrations à l’ancienne, pâtés et gribouillages ; typographique, avec des sautes permanentes d’un registre de discours à l’autre, de la lettre à l’article de Who’s Who ; idéologiques, avec de véhémentes considérations politiques, nationalistes et sociales. Alasdair Gray s’affaire dans ce laboratoire littéraire avec une rage enjouée de biogénéticien linguistique foutraque. La réjouissance littéraire à l’état pur.
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