Paru en premier sur (source): journal La Presse
Les bandes dessinées japonaises adorent tremper dans l’exagération, mais il n’est pas excessif d’affirmer que les lecteurs du Québec consomment du manga à gogo ces derniers temps. Qui, pourquoi, comment ? Éditeurs, libraires et bibliothécaires nous éclairent.
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Dans les cases des séries d’action nippones, on assiste souvent à des explosions en tous genres. Justement, s’il en est une qui résonne fortement, c’est bien celle de la vente de mangas dans la province. One Piece, Naruto, Demon Slayer… en marge de ces titres devenus cultes, un déluge de nouveautés s’abat régulièrement sur nos côtes, importées du Japon, après une escale en France. Depuis le début de 2023, La Presse a d’ailleurs inauguré une sous-rubrique mangas consacrée aux nouveautés dans la rubrique bandes dessinées.
Chez O-Taku Manga Lounge, librairie spécialisée et salon de lecture de Montréal, c’est l’évidence : les rangs des adeptes grossissent (les chiffres de vente ont été quintuplés en sept ans), avec un emballement particulièrement marqué ces dernières années. « On a observé un changement dans notre clientèle, avec une portion de passionnés moins importante, qui nous connaissaient déjà, mais davantage de gens qui viennent de découvrir le manga », relève Amélie Jean-Louis, propriétaire de l’enseigne fondée en 2010, notant aussi le réveil du marché anglophone, après un long sommeil entretenu par le protectionnisme américain sur ses comics.
Du côté de La Boîte de diffusion, qui relaye au Québec plusieurs éditeurs français (dont Kana et Vega Dupuis), le directeur des opérations Mathieu Loubert a constaté une « grosse explosion » en mars 2021, leurs séries de tête ayant triplé leurs ventes.
Notre série phare Naruto, qui a 20 ans, a bien marché de 2002 à 2010, puis a baissé, avant de reprendre en 2018-2019, et d’exploser en 2021.
Mathieu Loubert, directeur des opérations de La Boîte de diffusion
La maison Glénat, qui dispose d’une antenne au Québec, voit elle aussi ses collections prises d’assaut. Pionnier de l’introduction du manga en France (Jacques Glénat, jadis en mission au Japon pour y exporter ses BD franco-belges, sans succès, était plutôt revenu en Europe avec Dragon Ball et Akira sous le bras), l’éditeur du fer de lance One Piece a écoulé des millions d’exemplaires, tous mangas confondus, dans l’Hexagone en 2021 ; voyant l’écho de ces succès se reproduire systématiquement de l’autre côté de l’Atlantique, avec un léger décalage.
« Toutes les étoiles se sont alignées pour la croissance du manga, dont le marché a fait + 100 % en 2021 », souligne, à l’occasion de son passage à Montréal, Marion Glénat, fille du fondateur ayant récemment hérité des rênes de l’entreprise. « Au Québec, le marché a doublé en 2019-2020, puis encore doublé en 2020-2021 », précise Christian Chevrier, président de Glénat Québec.
À la Grande Bibliothèque de Montréal, dans la section mangas, emprunts et catalogues se sont aussi étoffés. « C’est une des collections qui ont la plus grande progression à l’emprunt. On voit toujours dans cette section des jeunes assis par terre pour lire », témoigne Mélanie Dumas, directrice de la Collection universelle à Bibliothèque et Archives nationales du Québec, indiquant que les acquisitions annuelles ont quasi doublé en cinq ans. Les choix sont d’ailleurs épineux, au vu du raz-de-marée continuel des nouvelles sorties. « Heureusement, les deux bibliothécaires assurant la sélection sont amateures de mangas. On essaie d’avoir un équilibre entre les publics, les thèmes, les genres, en cherchant le meilleur dans chaque catégorie », dit-elle.
Une inflexion nommée Netflix
Pourquoi cet engouement inédit ? Un des noms revenant systématiquement comme une attaque de héros nippon fut : « Netflix ! »
Tous nos interlocuteurs l’ont avancé : auparavant, la diffusion des versions animées de mangas se cantonnait aux plateformes spécialisées, mais depuis peu, les géants grand public en ont garni leur catalogue. À La Boîte de diffusion, Mathieu Loubert constate clairement l’impact : aussitôt émises en ondes, ces séries voient leurs pendants imprimés (re)devenir fort prisés ; il pointe par exemple Hunter x Hunter, plus toute jeune, mais dont le blason fut redoré après un revernis Netflix. « Pour savoir ce qui va marcher, il suffit de suivre ce que Netflix diffuse », renchérit Amélie Jean-Louis.
Sur un autre tableau, Marion Glénat évoque aussi l’émoussement des craintes et préjugés qui ont pu par le passé entacher la réputation de ces BD, les parents étant davantage conscients de l’immense diversité des genres publiés et que, non, le manga ne pervertit pas la jeunesse.
On a suivi l’engouement de ce lectorat, accentué par le mode de consommation des jeunes, qui ne veulent pas attendre un an pour avoir la suite de leur bande dessinée. C’est une génération à la Netflix qui aime suivre une aventure épisode par épisode, et le manga permet de fixer un vrai rendez-vous en librairie.
Marion Glénat, directrice de la maison Glénat
« Il est devenu quelque chose d’universel, qui ne s’adresse plus seulement aux geeks, mais un vrai phénomène de société », table Marion Glénat.
Le shonen se déchaîne
Des propos qui trouvent un écho dans l’analyse du lectorat, très large. Au centre de la cible se trouvent adolescents et jeunes adultes, ce qui explique l’importante proportion des shonen (mangas destinés aux jeunes plutôt masculins) dans les catalogues – ils représentent 85 % du marché, selon Glénat. Le shojo, plus axé sur les jeunes filles, peine quant à lui à décoller, tandis que le seinen, pour les adultes, prend du muscle. « Historiquement, les 16-30 ans sont au cœur du public visé, mais sachant que le marché et les publications évoluent,