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Tony Roman était plus flamboyant que le plus flamboyant des personnages de roman, un véritable guerrier rock’n’roll, qui a infléchi son destin grâce à la seule force de son culot. Le journaliste de La Presse Jean-Christophe Laurence consacre au chanteur et producteur une biographie rock d’une ambition inégalée.
Publié à 1h40
Mis à jour à 6h00
« Lui disait que c’est moi qui lui ai demandé d’écrire sa biographie. Moi, il me semble que c’est lui qui m’a demandé de l’écrire. »
Peu importe la vérité, l’essentiel, c’est que Jean-Christophe Laurence a consacré plus de deux décennies à élaborer le portrait du chanteur, producteur et fabuleux affabulateur italo-montréalais Tony Roman, un flamboyant personnage digne d’un roman. D’où la volontaire ambiguïté du titre de la biographie qu’il publie, Tony Roman, qu’il est aussi possible de lire comme Le roman de Tony.
PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE
Le journaliste Jean-Christophe Laurence
Dans les mots de Pierre Nolès, qui a été son mentor : « C’était un guerrier rock’n’roll, le nez dans les airs. Il pouvait passer par-dessus n’importe qui. Écraser le premier ministre dans la rue, ça l’aurait pas dérangé. Il voulait être quelqu’un. Peu importe le moyen. » Et les moyens, il les a pris.
Un conteur incroyable
C’est en 2003 que le journaliste, qui codirigeait l’étiquette de disques Mucho Gusto, spécialisée dans les rééditions de trésors oubliés du champ gauche québécois, rencontre Tony Roman. Nous sommes pas si longtemps avant sa mort, survenue en 2007, alors qu’il n’avait que 64 ans. « Et tout de suite, un lien s’est créé, se souvient-il. Il me laissait des messages sur mon répondeur avec des phrases comme : ‟C’est pas le cash qui fait le rocker. C’est le rocker qui fait le cash.” »
Durant d’innombrables heures, le pionnier local du rock’n’roll promènera son biographe, qu’il appelait le kid, dans les dédales jonchés d’anecdotes abracadabrantes de sa faste carrière, de Do Wah Diddy Diddy chanté à Jeunesse d’aujourd’hui en 1964, jusqu’au film Camping sauvage, le dernier succès qu’il a produit, en 2004.
Entre les deux, Tony Roman a traduit en français des centaines de tubes américains et anglais, a subtilisé Nanette Workman aux États-Unis, a réalisé Aimer d’amour pour Boule noire et Ani Kuni pour sa blonde de l’époque, Micheline Chartrand, a offert sa première grosse job à Guy Cloutier – avant qu’il ne devienne son ennemi juré –, a presque convaincu Charlebois de signer avec lui et a reniflé des montagnes de poudre de perlimpinpin avec les stars émaciées du hair metal, sur la Sunset Strip à Los Angeles.
PHOTO JEAN-YVES LÉTOURNEAU, ARCHIVES LA PRESSE
Tony Roman et Nanette Workman, en septembre 1969
« Tony était un conteur incroyable et à l’entendre, il avait tout fait », souligne l’auteur au sujet de ce Forrest Gump du showbiz québécois, le quétaine des uns et le buzzé des autres. « Je me suis longtemps demandé quoi faire avec le magma d’histoires qu’il m’avait racontées. Certains faits étaient vérifiables, d’autres ne l’étaient pas, et il y avait plein de choses qui étaient tellement belles que je les ai achetées telles quelles. »
L’autre côté de la médaille
Tony Roman n’est pas pour autant une hagiographie, mais bien un livre qui ne pouvait exister que dans l’assumation d’une certaine subjectivité, doublée ici d’une vraie rigueur de vaillant journaliste. C’est que Jean-Christophe Laurence s’est entretenu avec une centaine d’intervenants et n’a jamais reculé devant l’idée d’aller luncher quelque part en Californie avec d’anciens camarades d’infortune de son sujet, dans le simple espoir de clarifier un détail ou d’en rapporter une citation juteuse.
Autrement dit : au pays des biographies trop souvent irriguées par le seul point de vue de leur biographé, celle-ci témoigne d’une ambition inégalée.
Le collègue Jean-Christophe poursuit ainsi ce qui demeure le credo de sa carrière de journaliste musical – il couvre aussi désormais les enjeux internationaux –, lui qui aura toujours été le fidèle allié des génies méconnus et autres remarquables oubliés. Ils ont de toute façon de bien meilleures histoires à déballer que ceux qui ont été submergés de trophées.
Comme des milliers de Québécois, c’est par la porte de Beau Dommage, Harmonium et Gilles Valiquette que le gars de Québec est entré dans la musique d’ici. « Et à un moment donné, inévitablement, quand tu fouilles, tu débouches sur le yéyé et sur Tony Roman », dit celui qui a rédigé ses premiers papiers pour Voir. « Tous les chemins mènent à Tony Roman. »
Tous les chemins mènent à cet antihéros affamé, rusé, vaniteux et déraisonnable, qui aura permis à Jean-Christophe Laurence d’offrir un jubilatoire, bien que souvent tragique, contre-récit à celui, ronflant, des Musicographie, où la musique québécoise se résumait à une poignée d’artistes associés à l’affirmation nationale.
« Je suis tanné qu’on parle juste des winners, tonne J.-C. Avec Tony, on a l’autre côté d’une médaille, l’histoire des enfants et petits-enfants d’immigrants grecs et italiens de Montréal qui, dans les années 1950-1960, ont été plogués sur la radio américaine. »
Des idées de grandeur
Dans un style où enthousiasme, érudition, humour et inventivité formelle dansent main dans la main, Jean-Christophe Laurence fouille aussi les parts d’ombre d’un bâtisseur de l’industrie du disque, qui en menait large, qui a frayé avec la pègre et qui n’a pas toujours payé ses collaborateurs rubis sur l’ongle. Mégalomane, Tony Roman paraphait, au propre comme au figuré, des chèques plus costauds que ce que ses moyens lui permettaient.
Mais comment distinguer un mégalomane d’un visionnaire ? Grande question, que le cas de Roman ne permet pas de trancher.
« Il était mégalomane, oui, mais c’est aussi ce qui faisait sa force, plaide Jean-Christophe. Il avait un ego immense, mais il avait plein d’idées, des idées de grandeur. Il a été aux avant-postes de toutes les révolutions musicales, ou presque. Il avait une botte du côté des intellos, l’autre du côté des rockeurs. Et il a été un des premiers à penser que les Québécois pouvaient réussir aux États-Unis, en France et même au Japon. Il n’avait aucun complexe. Il n’était que culot. »

Tony Roman
Somme toute
360 pages