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Aucun vent dans les feuilles des arbres ne peut couvrir le bruit des violences quotidiennes et extraordinaires qui se jouent de l’autre côté du balcon depuis lequel j’écris. Il me paraît vain de lister les atrocités en cours, les génocides médiatisés ou tus. Il me paraît vain d’écrire aux représentants, de relayer les informations vérifiées. Tout me semble vain, mais je persiste. Quand, en fin de journée, je glisse hors de ma peau, c’est un livre qui me rattrape, qui sert de zone tampon entre le réel et le fantasmé où je repose mon corps. J’y trouve non pas le réconfort auquel secrètement j’aspire, mais plutôt des voix amies, des voix sensibles et intelligentes qui crient sans élever la voix, qui portent généreusement — la main tendue — la colère et l’amour du nombre. Ces voix me conduisent des nuits durant jusqu’au réveil. Pour leurs théâtres d’ombres où j’apprends à réfléchir dans la peau des autres, je les remercie.
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Que peut l’Élite pour le peuple dans la marche du monde? Très peu, dès lors que depuis la tendre jeunesse, elle est séparée — comme arrachée, mise à distance de ce qui souille — des trivialités d’une existence sans paillettes. Avec brio, Laura Doyle Péan raconte la fabrication immaculée, blanche et hétéronormative des dirigeant·es de demain dans son troisième titre, Cheer, paru l’hiver dernier aux Éditions de la Bagnole dans la collection « fuwa fuwa », collection qui regorge d’excellents titres dont ceux de Carolanne Foucher et de Lauriane Charbonneau, que je recommande vivement.
Cheer est un livre écrit pour les adolescent·es dans lequel les plus jeunes peuvent se projeter et avec lequel les plus vieux peuvent réfléchir aux standards de performance, au clivage et au vivre-ensemble. Divisé en cinq chapitres comme autant d’années, le livre raconte le parcours d’un·e élève voué·e à la réussite qui aiguise sa voix et son corps. À travers un quotidien ponctué par le cheerleading et des analogies sportives brillantes sont abordés les thèmes des troubles alimentaires, du racisme, du sexisme, de l’homophobie et de la transphobie, des violences physiques et sexuelles, de l’épuisement et des violences policières. La narration est construite avec tant de finesse et d’intelligence que les pages se tournent d’elles-mêmes, avides de connaître la suite des compétitions qui s’y jouent. Il s’agit d’un livre solide qui aborde des thématiques sensibles avec frontalité et tendresse tout en conservant un ton accessible, décomplexé, qui était déjà présent dans le premier recueil de l’auteurice, Cœur yoyo. Plus que jamais, il semble que Laura Doyle Péan ait trouvé sa voix en poésie comme en littérature jeunesse — une littérature riche qui demande des talents extraordinaires. Avec Cheer, on mesure l’assurance gagnée dans l’écriture qui est plus soignée et maîtrisée, mais qui brûle toujours du même feu pour les enjeux sociaux.
Ce recueil est une lecture essentielle à mettre entre les mains de toustes les adolescent·es et à offrir aux enseignant·es de français au secondaire afin qu’il reste encore une lumière dans la nuit orchestrée par le gouvernement actuel. C’est un livre à lire et à relire, avec lequel travailler en classe. Un livre dont il faut parler et autour duquel il faut discuter, en famille et entre ami·es.
Sans fard, ni boucle, ni costume, Laura compte toujours jusqu’à huit. Cette fois, on entend le rythme de sa pensée dans sa poésie, un rythme dont ille est fort·e et qui en fait une figure saine du militantisme, une voix depuis laquelle réfléchir et se mettre en marche. Car le monde de demain se joue maintenant.
fourré à l’érable
Je me souviens d’avoir lu une première version des poèmes qui composent tout ce que la police ne sait pas. C’était bien avant sa sortie. On disait de Ralph Elawani qu’il est un musicien dont les performances sont électrisantes, un journaliste audacieux maintes fois primé qui collabore à nombre de revues culturelles et de périodiques, un directeur littéraire qui a — entre autres — fondé les collections « Nitrate » et « Filmécriture » aux éditions Somme toute, un critique de cinéma. On l’associe depuis près de deux décennies aux discours qui s’intéressent à la contre-culture, québécoise et autres. Mais poète. Ça non.
Et pourtant, avec son premier recueil paru au printemps, il n’y a aucun doute. C’est bien de la poésie. Et quelle poésie.
chaque lundi de la matraque
il se trouve du monde ordinaire
pour se déguiser en policiers
déguisés en monde ordinaire
en pensant qu’on ne les reconnaîtra pas
dans leurs voitures banalisées
on saisit quantité d’anxiolytiques
et de bescherelle de contrebande
où servir et protéger
n’ont que des formes
pronominales
En toute transparence, j’ai longtemps cherché la juste manière de parler de ce livre. Je l’avais sélectionné pour ma chronique précédente, mais je m’étais ravisée, incapable d’articuler quoi que ce soit qui rende honneur à cette petite déflagration qu’il a déposée dans le milieu poétique. Si la poésie d’Elawani ressemble à son auteur, elle ne mime néanmoins aucune autre. Certes, elle se frotte à ce que fait L’Oie de Cravan, en témoigne le soin apporté par l’équipe de Poètes de brousse à la mise en page, aux choix des typographies, des iconographies et des planches médicales trouvées par l’auteur, mais elle est plus punk. On pourrait penser aussi à l’élan avec lequel les poètes de feu l’Écrou écrivaient et performaient, mais ce n’est pas tout à fait ça non plus. Je me tournerais davantage du côté de ce que font Moult Éditions pour parler du style de l’auteur. C’est politique, critique, ironique, ça ramène le rire dévastateur, monstrueux, là où le sérieux habite et maquille abusivement une littérature de dupes. S’ajoute au tout un intérêt spirituel et religieux pour les héritages arabes et les vies qui en sont porteuses dans la société québécoise. La table est mise.
Ses vers fascinent par les connaissances qu’ils contiennent et la manière nonchalante — et pourtant bien intellectuelle — avec laquelle ils sont présentés. À travers l’histoire du Service de police de la Ville de Montréal, depuis les bazouelles jusqu’à Tunis où se taisent les faits divers et les calembredaines imaginées pour servir l’enquête en cours dans tout ce que la police ne sait pas, ce livre laisse en tête le souvenir d’une hilarité mauvaise et un goût amer de l’état des lieux.
Avec remerciements aux saints martyrs canadiens pour faveurs obtenues.
Ne boudez pas votre plaisir.
all is well
Photo : © Justine Latour