Paru en premier sur (source): journal La Presse
« Qu’est-ce que je serais devenue si j’étais restée en Pologne ? Si ma famille était allée ailleurs qu’au Québec ? » La question a longtemps hanté l’ancienne journaliste à La Presse Agnès Gruda. Une question insoluble, dit-elle, mais qui traverse son premier roman, Ça finit quand, toujours ?.
Publié à 7 h 00
« Mon but, c’était de poser une question : comment est-ce que l’exil nous transforme ? Personne n’a de réponse à ça. Mais je pense que c’est une question qu’on se pose beaucoup quand on a quitté un pays », lance-t-elle, le regard vif, dans un café de l’avenue du Mont-Royal.
Derrière les trois familles qu’on suit dans le roman, sur plus de 50 ans, il y avait en parallèle ce souci de raconter la tempête de départs qui a secoué la Pologne à la fin des années 1960.
« Si tu dis mars 1968 à un Polonais, il sait tout de suite qu’il s’agit de l’expulsion des derniers Juifs polonais, les survivants de l’holocauste. Il en restait à peu près 13 000. Mais très peu de gens connaissent cet épisode un peu honteux de l’histoire de la Pologne, relève Agnès Gruda. J’ai réalisé avec ma sœur [la journaliste Alexandra Szacka] qu’il n’y a aucun roman qui a été écrit sur ce sujet – ni en polonais ni dans aucune langue. »
Ces trois familles issues du même « terreau » prendront des directions diamétralement opposées après leur départ de Pologne, à quelques mois d’intervalle. Et connaîtront des destins tout aussi divergents. Au Québec, aux États-Unis ou en Israël. Mais au fil des décennies, elles resteront néanmoins liées d’une manière ou d’une autre.
Atterrir et adhérer
Celle qui a consacré 40 ans de sa vie au journalisme n’a cessé de se poser des questions au fil de l’écriture, de la même manière que ses interrogations l’ont guidée dans tous ses reportages jusqu’à sa retraite, fin 2022. Qu’est-ce que ça prend pour adhérer à un pays ? Quelle part de hasard et de rencontres pèse sur la trajectoire de chacun ?
« Pour chacun des personnages, son adhésion à son nouveau pays a été testée », dit Agnès Gruda.
Pour les filles Gutkowski, qui ont atterri à Trois-Rivières, comme sa propre famille, il y avait un « kit complet auquel on pouvait adhérer » au Québec, fin 1960, début 1970. Les manifestations, la langue française, les chansons, lance Agnès Gruda. Ce qui ne les empêche pas néanmoins de se sentir tôt ou tard bousculées par la question nationale.
Du côté des Ulman, qui ont dû se résoudre à s’installer en Israël, l’intégration de la fille aînée passe par le kibboutz plutôt que par l’armée, comme ce sera le cas de son frère. Quant aux Rotfeld, ils tenteront de vivre le grand rêve américain en Ohio.
Sourire en coin, Agnès Gruda se demande si elle aurait fini par voter pour Trump si elle avait grandi à Cincinnati, comme cette famille qui a inspiré les Rotfeld… avant de balayer l’idée rapidement. « En mon for intérieur, je pense que non », dit-elle avec humour.
Pour venir à bout de ce roman dense de près de 500 pages, Agnès Gruda a puisé dans ses propres souvenirs, ses expériences journalistiques, ses rencontres, ses voyages – notamment en 2018, à l’occasion du 50e anniversaire des évènements de mars 1968, en Pologne. Retrouver sa correspondance d’adolescente grâce à l’amie polonaise avec qui elle avait longtemps échangé lui a par ailleurs permis de renouer avec celle qu’elle a été.
De comprendre la solitude dont elle a souffert après son départ de Pologne, d’abord en France, où sa famille s’est posée brièvement, puis au Québec, où elle est arrivée à l’âge de 12 ans – et où sa première année a été la pire de sa vie, s’exclame-t-elle.
L’autre chose que j’ai réalisée en écrivant ce livre – même si je le savais –, c’est à quel point on était tous des enfants de la guerre ; à quel point la Seconde Guerre mondiale était omniprésente dans nos vies.
Agnès Gruda
Imaginer d’autres destins que le sien l’aura finalement libérée, d’une certaine manière. « Il fallait que je raconte cette histoire. C’est ce que j’ai écrit de plus personnel de toute ma vie », dit-elle en songeant aux deux recueils de nouvelles qu’elle a signés (Mourir, mais pas trop et Onze petites trahisons, publiés au Boréal).
« Je suis bien attachée à une scène qui est assez mineure dans le livre : c’est quand Maja retourne en Pologne. Elle est au parc, elle s’assoupit, puis elle voit une petite fille – en fait, c’est son avatar, et elle lui trouve une place dans sa vie. Elle réussit à se réconcilier avec une part d’elle-même. Pour moi, c’est comme une réponse. »

Ça finit quand, toujours ?
Boréal
496 pages