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Le journaliste Frédéric Arnould, correspondant de Radio–Canada à Washington, couvre l’actualité américaine depuis 25 ans. Dans son nouveau livre, qui paraît mardi, il prend le pouls de nos voisins du sud pour retracer les multiples facteurs à l’origine des divisions qui menacent l’unité du pays, à l’aube du deuxième mandat de Donald Trump.
Je suis à Bastrop, un bled dans la région d’Austin. C’est une petite ville de 14 000 habitants où Elon Musk est en train d’installer toutes ses entreprises, au milieu d’un coin perdu
, explique le journaliste en entrevue avec Radio-Canada à partir du Texas, à quelques jours du lancement à Montréal de son essai C’est aussi ça l’Amérique : portraits d’un pays polarisé.
S’il a amplement écrit sur les États-Unis pour le diffuseur public, Frédéric Arnould caressait depuis longtemps le rêve d’écrire un livre basé sur ses conversations plus intimes avec les Américains, un peuple qu’il a vu se fissurer au fil des ans.
Il y a bientôt 20 ans, j’ai couvert des feux en Californie, à San Diego. Près de 500 000 personnes avaient été évacuées, se souvient-il. J’avais terminé le reportage en parlant de la solidarité [des] Américains et en disant : “C’est aussi ça, l’Amérique.”
[Aujourd’hui], on s’éloigne un peu de cette espèce d’exceptionnalisme américain. Il y avait une solidarité, où on se serrait les coudes dans les moments difficiles […] Là, on n’hésite plus à attaquer. Les Californiens sont en train de brûler et on dit que c’est de leur faute parce qu’ils ont voté démocrate.
Le but du livre, c’est de présenter ce que pensent les Américains de tous les horizons. Qu’est-ce qui les allume? Qu’est-ce qui les choque? […] C’est un polaroïd, un instantané de la société américaine aujourd’hui.
Vers un divorce national
?
Dans un langage accessible, chaque chapitre du livre de Frédéric Arnould aborde – par l’intermédiaire de ses conversations avec une variété d’électeurs républicains, démocrates ou indépendants – un élément qui contribue à la polarisation au sein de la population américaine.
Il est notamment question du clivage entre l’Amérique rurale et l’Amérique urbaine, qui coïncide de plus en plus avec un clivage partisan entre républicains et démocrates. Le journaliste donne l’exemple de l’Oregon, dont l’est majoritairement rural et conservateur est aux antipodes de l’ouest démocrate de l’État, avec sa métropole au cœur bleu, Portland.
Plusieurs électeurs républicains militent ainsi pour la sécession de l’est de l’Oregon et son annexion à l’État voisin de l’Idaho, plus en phase avec leurs valeurs. Une initiative intitulée Move Oregon’s Border (Déplacez la frontière de l’Oregon) et qui trouve de plus en plus d’appuis au sein de la population, même si sa mise en œuvre concrète soulève d’importantes questions constitutionnelles et financières.
Une idée similaire fait son chemin depuis les années 1850 entre le nord de la Californie et le sud de l’Oregon, qui ont proposé à plusieurs reprises de faire sécession ensemble pour créer l’État de Jefferson.
L’existence même de cette idée de divorce national
entre les États rouges et les États bleus, tel que décrit par la représentante républicaine Marjorie Taylor Greene en 2023 sur Twitter, en dit beaucoup sur la division qui règne aux États-Unis.
Charcutage électoral et désengagement politique
Frédéric Arnould aborde aussi les mécanismes électoraux propres aux États-Unis qui contribuent à la polarisation en diluant le vote de certains groupes, par exemple le charcutage électoral – le fameux gerrymandering – qui consiste à découper les circonscriptions électorales de manière à donner l’avantage à un parti ou à un candidat donné.
Le charcutage électoral a contribué à rendre plus de 90 % des circonscriptions du Congrès et des États non compétitives, explique-t-il dans le livre. Des dizaines de millions d’électeurs ont ainsi développé le sentiment légitime que leur vote n’avait pas d’importance, dans des élections aux résultats prédéterminés par la forme des circonscriptions.
Le journaliste rappelle aussi que les États-Unis comptent environ 40 % d’indépendants, des électeurs qui ne se reconnaissent ni dans la gauche ni dans la droite. Dans un système profondément bipartite, ces citoyens se sentent souvent abandonnés, ce qui contribue à leur désengagement politique.
Depuis les huit dernières années, je trouve que c’est encore pire. Ce qu’on voit, c’est des gens qui ne veulent plus rien savoir de la politique. Ils ont complètement fermé les vannes de l’information, illustre-t-il. L’Américain moyen, au centre, il ne se reconnaît pas. Et il est pénalisé par des politiques pour lesquelles il n’a pas voté.
Armes à feu, avortement et désinformation
Le livre touche également aux questions d’ordre social qui divisent les Américains, comme l’éternel combat entre les partisans d’un contrôle des armes à feu plus serré et les farouches défenseurs du deuxième amendement de la Constitution. Dans un passage particulièrement poignant, Frédéric Arnould s’entretient avec Nicole Hockley, dont le fils Dylan a été tué dans la fusillade de Sandy Hook, en 2012.
Des chapitres sont également consacrés au droit à l’avortement, à la désinformation et aux guerres culturelles (ou culture wars). Je pense que, pendant la présidence Biden, on a beaucoup vu ce côté qui était très de gauche, ce que certains qualifient de woke ou de bien-pensant. Là, je pense qu’avec le retour de Trump, ce fossé s’est creusé davantage et on va voir le retour du balancier, qui va aller complètement de l’autre côté
, explique Frédéric Arnould.
Le livre traite aussi du retour en force de la censure dans les écoles, plusieurs États ayant décidé dans les dernières années de bannir des livres traitant de sexe, d’identité de genre ou d’inégalités raciales. Ces guerres idéologiques creusent vraiment l’écart [entre la gauche et la droite]. Ça devient un peu inquiétant. Est-ce qu’on va pouvoir revenir en arrière? Je ne suis pas sûr
, affirme le journaliste.
J’ai rencontré énormément de familles américaines qui continuent de se séparer de plus en plus. Elles ne se voient même plus pour l’Action de grâce […] On ne voit pas un jour comment elles vont se rabibocher. Je trouve que c’est très symbolique de ce que sont les États-Unis aujourd’hui en 2025.
Le livre C’est aussi ça l’Amérique : portraits d’un pays polarisé de Frédéric Arnould est publié mardi aux éditions Québec Amérique.