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«Chokola»: l’art de vivre avec sa peau

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Enfant, Phara Thibault aurait voulu se débarrasser de sa peau. Chaque soir, elle priait pour que se réalise son plus grand souhait : devenir Blanche. Aujourd’hui, elle est fière d’être Noire. Et c’est une grande victoire.

C’est cette relation difficile avec elle-même que la jeune dramaturge de 22 ans raconte dans la pièce Chokola, qui prend l’affiche à La Licorne, et où elle joue son propre rôle. C’est d’ailleurs à La Licorne qu’elle nous reçoit, sa magnifique peau noire drapée dans une élégante robe rose.

Cette pièce, elle croit avoir commencé à l’écrire dans sa tête à l’âge de deux ans et demi. Quand elle a quitté son Haïti natale par la voie de l’adoption internationale, pour atterrir dans une famille du petit village de -Germaine-du-Lac-Etchemin, en Beauce. « C’est à partir du moment où je suis arrivée ici, dans la neige », que la pièce a commencé à s’écrire, dit-elle. « Le texte faisait son chemin dans ma tête depuis des années, et quand j’ai décidé de l’écrire, tout est sorti en quelques heures. »

La blessure de la différence

La blessure initiale, c’est celle de l’adoption. Puis s’est ajoutée celle de l’impression persistante et terrible d’être différente, seule, dans un village où il n’y a pas d’autre personne de couleur qu’elle. Ça ne pouvait être qu’un accident. Comme être tombée dans le chocolat, comme lui disait sa mère « adopte-coeur » en blaguant.

« C’est la faute des blagues d’amour de ma mère adopte-coeur aussi, qui voulait me faire rire. “Tu sais pourquoi le nez des Noirs est écrapouti ? C’est parce que les femmes dans ton pays sont pauvres et elles accouchent debout. Tu es tombée face première au sol, c’est pour ça que ton nez est écrapouti” », écrit-elle.

Pour la petite fille qu’elle était, dans cet univers où tout était blanc comme neige, blague ou pas, c’était la seule explication disponible. Une explication impossible.

Alors, la petite Phara s’est mise à chercher, frénétiquement, sa mère biologique. Plus grande, elle consulte sans relâche son dossier d’adoption, envoie des signaux, tend des perches. Nom d’origine : Phara Desroches. Nom du père : Brulant Desroches. Née à Petit-Goâve. A quatre ou frères et soeurs. La pièce, un monologue autobiographique qui commence dans le bureau d’un psychologue, dira la suite.

Dans le processus d’adoption, on parle beaucoup de l’affect des parents, mais pas assez de celui de l’enfant, remarque-t-elle en entrevue. De , où elle n’est jamais retournée, elle a quelques souvenirs diffus. Elle sait avoir appris quelques mots de créole avant de tout oublier au profit du français.

Phara Thibault a d’abord écrit cette pièce pour elle-même, avant de l’envoyer à un d’écriture dramatique pour le prix de L’Égrégore, qu’elle a, contre toute attente, remporté. Mais c’est sans doute le fait de la faire lire à ses parents adoptifs qui était le plus décisif.

Du chemin à faire

« Je me suis dit : ça passe ou ça casse », raconte-t-elle, ajoutant qu’elle a craint de rompre avec sa famille adoptive pour pouvoir crier sa vérité. « Je leur ai dit : “vous avez été racistes envers moi” », dit-elle. Pas d’un racisme haineux, mais de ce petit racisme quotidien qui perdure, explique-t-elle, qui fait qu’on n’achètera pas une Barbie noire à sa fille, par exemple, qu’on n’interviendra pas à propos d’un commentaire raciste entendu.

À cet égard, elle relève que si la société évolue, certains stéréotypes demeurent ancrés, même dans la tête de très jeunes enfants. Elle raconte que, dans les années 1950, des tests ont mis en lumière qu’entre deux poupées, une noire et une blanche, présentées à un enfant, c’est la noire qui est désignée comme étant méchante et que des tests conduits récemment en ont mené aux mêmes résultats. Elle ajoute que si les réflexes antiracistes se développent dans le milieu des artistes, notamment, cela ne veut pas dire que toute la population est nécessairement impliquée au même degré dans le processus.

Je leur ai dit : “vous avez été racistes envers moi”. Pas d’un racisme haineux, mais de ce petit racisme quotidien qui perdure, qui fait qu’on n’achètera pas une Barbie noire à sa fille, par exemple, qu’on n’interviendra pas à propos d’un commentaire raciste entendu.

Tout laisse espérer, cependant, que Phara Thibault, fière et forte, est de la génération qui fera avancer les choses. « Aujourd’hui, je peux dire que je suis belle avec mes cheveux au naturel, mais je n’aurais pas dit ça en 2019. »

Chokola

Une pièce de Phara Thibault, théâtre La Licorne, du 6 mars au 14 avril.

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