Paru en premier sur (source): journal La Presse
En racontant le destin sur 50 ans d’un ouvrier français emprisonné en URSS, Andreï Makine a écrit un grand livre, aussi humain que politique, qui parle autant d’identité que d’espoir en un monde meilleur.
Publié à 9 h 30
Prisonnier du rêve écarlate, c’est le roman d’une désillusion, ou plutôt de plusieurs désillusions, celles de Lucien Baert, communiste convaincu qui, en 1939, part en voyage organisé dans l’URSS de ses rêves.
Un coup de malchance fait de lui un prisonnier envoyé dans un camp stalinien, puis à la guerre, puis dans un autre camp dont il finira par sortir avec un nouveau nom, Matveï Belov, légué par un camarade russe.
Son nouveau lui se reconstruira dans une maison isolée du Nord soviétique, aux côtés d’une femme qu’il aime. Mais après 30 ans en URSS, Lucien a besoin de retrouver qui il est et réussit à traverser le Rideau de fer, pour revenir vivre dans la France effervescente et contestataire des années 1960… où il se sent étranger.
Il y a le récit, qui est important certes, et que l’auteur du Testament français manie de main de maître : raconter 50 ans de vie et d’Histoire en 400 pages d’une limpidité absolue, c’est déjà un tour de force.
Mais il y a aussi tout le reste. Malgré la retenue de son écriture toujours si précise et sans effusion, la dualité de Lucien/Matveï est parfaitement saisie par l’auteur né en Sibérie et naturalisé français, membre de l’Académie française depuis 2016.
Cette double identité fera littéralement de Lucien un mésadapté – social, politique, psychologique – qui ne se reconnaît pas dans les valeurs de l’Occident lors de son arrivée à Paris. C’est certainement l’élément central de ce livre puissant, qui n’est pas plus tendre envers les leurres du capitalisme que les monstruosités du communisme.
D’abord la coqueluche des milieux de gauche, Lucien vivra une lente descente. On est transpercé par chaque secousse, ce qui le mènera après sept ans à faire un choix logique : aller retrouver sa vie simple dans sa maison isolée. Mais rien n’est simple, évidemment, en URSS, alors que le pays se transforme aux mains d’une mafia rapace.
À travers le chaos, il y a pourtant dans la dernière partie du roman l’idée de la fraternité et de la coopération qui guidait Lucien en 1939. On y croit presque autant que lui, même s’il est clair que tout ça ne pourra pas bien finir.
C’est la dernière et la pire désillusion. Mais malgré le fatalisme, il y a aussi un homme qui a enfin retrouvé sa dignité après avoir vu son humanité bafouée pendant des décennies. Dans ce roman dur comme le monde qu’il décrit, c’est le cadeau que nous fait Makine : une toute petite percée d’espoir.

Prisonnier du rêve écarlate
Grasset
414 pages