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Dans l’ombre des mots

Le Devoir Lire

Pour André Major, la marche est avant tout, peut-être, un état d’esprit. « De même que je ne pense qu’en marchant, je n’écris qu’en écrivant, car je suis moins le maître que l’interprète de ce qui me vient à l’esprit », écrivait-il un jour d’octobre 2012.

Le romancier, qui a fait ses adieux à la fiction en 2013 avec À quoi ça rime ? (), qui nous promenait entre Lisbonne et la forêt , brosse dans ses carnets une typologie de cette activité qui rythme ses journées depuis de nombreuses années, évoquant « la promenade-méditation, la promenade-exploration, la promenade-digestion, la promenade-distraction et même la promenade-conversation… » (10 avril 2009).

C’est pour lui une affaire d’hygiène à la fois physique et intellectuelle, « une façon de jouir du monde ». Dans tous les cas, une nécessité vitale.

Un matin d’avril, à l’occasion d’une petite « promenade-conversation » dans un parc d’Ahuntsic, en bordure de la rivière des Prairies, ce « maquisard de l’écriture », comme il se décrit, fait le point à propos de cette « aventure littéraire délibérément marginale ».

« Si je n’ai pas de projet d’écriture, mais qu’en marchant j’ai l’esprit libre, c’est là qu’arrivent les choses. Je ne les cherche pas, ça m’est en quelque sorte envoyé, explique-t-il en riant. C’est comme si la promenade suscitait des réflexions que je n’aurais peut-être pas eues à la maison. C’est assez étrange. » C’est une chose vue qui s’impose, un souvenir lointain qui remonte à la surface, une réflexion. « Mais il faut que je revienne vite le noter. Parce qu’avec les années, si je ne note pas sur-le-champ ce qui me passe par la tête, ça s’en va directement dans la trappe de l’oubli. » Pour cela, trois fois par jour, dès qu’il franchit la porte de sa maison, ce gaucher contrarié s’assure de toujours avoir sur lui son petit carnet Moleskine.

« Enfermé chez soi, poursuit André Major, on finit par ne plus rien voir. Quand on est dans un lieu familier comme la maison, c’est comme si rien ne pouvait nous arriver. Il est très rare, d’ailleurs, qu’il me une réflexion ou une remarque quand je suis chez moi. Je suis dans le trop connu. »

Sixième volume des carnets, amorcés en 2001 avec la publication du Sourire d’Anton ou l’adieu au roman (Presses de l’Université de ), Entre chien et loup. Carnets 2008-2014 vibre d’une tonalité particulièrement crépusculaire qui résonne dans le titre et dans le propos.

Une période qui correspond chez lui au début de la soixante-dizaine. « C’est comme la fin de quelque chose, explique André Major. On commence à avoir des ennuis de santé un peu chroniques, une certaine inquiétude parce que nos parents sont disparus à cet âge. » Les amis et les connaissances commencent à s’en aller.

Romancier (Le cabochon, L’hiver au cœur), nouvelliste (La folle d’Elvis), journaliste littéraire (La Presse, Le ), réalisateur d’émissions culturelles à la radio de Radio-, André Major poursuit discrètement une entreprise intellectuelle où la lecture et la contemplation de la nature se donnent la main — comme celles de Robert Lalonde ou de -Pierre Issenhuth.

« J’écris pour m’envoyer promener », écrivait-il un jour d’été 2012. À prendre au littéral comme au figuré. « Une fois que c’est transcrit, c’est comme si on était libéré. Toutes les choses qui sont écrites, dans le fond, cessent de nous appartenir. Je l’ai même écrit ce matin : l’avantage de l’écriture, c’est qu’on liquide le passé. C’est comme si on confiait aux autres la charge qu’on portait. »

Le souffle chaud du lecteur

Les entrées de ce nouveau carnet sont faites d’instants attrapés au vol, de réflexions et d’observations, de séances de lecture approfondie. Ainsi, à son chalet de La Minerve dans les Laurentides, un jour de février 2008, la neige tombe, il écoute les impromptus de Schubert en lisant W.G. Sebald. Un autre jour, c’est une nouvelle traduction qui lui fournit l’occasion de relire La montagne magique de Thomas Mann.

À bientôt 83 ans — le jour même de la sortie de ce nouveau , le 22 avril —, immense lecteur tout au long de sa vie, André Major dispose depuis quelques années du privilège de relire. « Si lire, c’est vivre — selon la formule bien connue —, relire, c’est revivre, avec une intensité plus grande. C’est un privilège de la maturité que de retrouver un monde familier, mais perçu sous un éclairage différent, qui tient à la somme des expériences et des lectures faites entre-temps » (20 mars 2013).

« Pour ma part, écrivait-il le 20 décembre 2012, j’ai besoin du souffle chaud du lecteur sur ma nuque. » C’est à la fois une motivation et une forme de dialogue. « Parler d’un livre, c’est aussi chercher à créer un lien avec le lecteur. Je me souviens que certains lecteurs m’ont dit qu’ils n’auraient jamais lu La marche de Radetsky ou Oblomov si je n’en avais jamais parlé. »

« Il faut avoir le temps pour le faire », reconnaît André Major, qui jongle en ce moment avec la tentation de relire et À la recherche du temps perdu, qu’il estime avoir lu lorsqu’il était trop jeune. « Rien n’est plus propre au véritable lecteur que le besoin de se recueillir dans l’ombre des mots », écrit-il pour justifier son activité.

Relire, mais quoi ? « La prose qui en vaut la peine, c’est celle qui parvient à susciter la possibilité d’un dialogue humain », écrit-il. Pour la musique de la langue, André Major retourne souvent du côté de Jean-Jacques Rousseau (Rêveries du promeneur solitaire ou encore Les confessions) ou vers Cioran, même si le français n’est pas la langue maternelle du Roumain. « Son français me stimule, la clarté de sa langue et sa puissance. Il n’y a pas de mots inutiles. »

Mais plusieurs des écrivains qu’André Major lit et relit dans Entre chien et loup, , Joseph Roth, Thomas Mann, Thomas Bernhard, Robert Walser, Stifter, Sebald, Sándor Márai, ont en commun un même espace culturel et géographique : la Mitteleuropa. Une réalité que la notion géographique d’Europe centrale ne permet vraiment pas de cerner. À quoi rime chez lui cette affinité élective ?

« Ce sont des écrivains qui vont très loin dans l’exploration des contradictions humaines. Ils sont dans la beauté et dans l’horreur en même temps. Il y a comme un contraste très fort dans la description du monde que Sebald notamment, dans ses essais sur la littérature autrichienne, a particulièrement bien saisi. »

« Pour moi, la littérature c’est avant tout la Russie »

Les années de ce carnet ont été ponctuées par quelques voyages. Comme ce long séjour à Lisbonne, au Portugal, où a germé À quoi ça rime ?, son ultime roman. L’écrivain a aussi fait un court passage au pays de Tolstoï et de Platonov en compagnie du romancier Yves Beauchemin en 2008. Mais la Russie, écrit-il en février 2013, ne le fait plus rêver. « Ce que Tchekhov abhorrait chez ses compatriotes lui a survécu, à commencer par l’asservissement millénaire de son peuple. »

Il est devenu cependant très difficile, depuis le 24 février 2022 et « l’horrible guerre que mène Poutine en Ukraine », ajoute-t-il dans un commentaire contemporain à l’une des notes des carnets, d’aimer la Russie. « J’ai commencé à m’intéresser à la Russie après avoir lu Michel Strogoff quand j’étais plus jeune. J’avais une attirance pour tout ce qui était russe, la musique, les écrivains. » Une attirance qu’André Major s’explique encore mal. « Peut-être le côté très concret de l’écriture de ces gens-là, que ce soit Tolstoï, Gogol ou Tchekhov. C’est un univers dont on sent la présence, on oublie pratiquement les mots. Pour moi, la littérature c’est avant tout la Russie. C’est la plus importante. »

Toutes choses étant égales, à l’échelle du lecteur de Tchekhov ou de Dostoïevski, peut-on parler d’une sorte de petit drame ? « C’est comme un désenchantement », confie en effet André Major, qui a d’abord connu le pays à travers sa littérature. Il est difficile de comprendre et d’accepter que le même peuple qui a donné Tolstoï et Tchekhov a aussi produit Staline et Poutine. « Mais c’est la vie, dans le fond. Les écrivains ne sont pas là pour justifier l’injustifiable. Ils sont là pour dire la vérité humaine de ce qui les entoure. On a dans une même culture la vérité littéraire et le mensonge étatique. Et on peut dire ça aussi de l’Allemagne, dans un certain sens. »

« Le pari du mélancolique n’est pas tant d’accepter son mal-être que de se tenir à l’écart du monde tout en demeurant à son écoute » (5 février 2008). C’est l’équilibre fragile qu’André Major tente de maintenir, habité qu’il est depuis longtemps par la tentation du silence, celle de se « cantonner dans le rôle du spectateur muet et résigné ».

Au fil des ans, les entrées se font plus courtes, moins étoffées, les phrases sont plus denses, la parole s’amenuise en mots. Les carnets à venir, assure André Major, viendront confirmer cette tendance. « D’une certaine façon, le carnet est peut-être l’outil pour se préparer au silence. »

Entre chien et loup Carnets 2008-2014

André Major, Boréal, Montréal, 2025, 232 pages

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Dans cet article

André Major Entre chien et loup Carnets 2008-2014



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