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Dany Laferrière danse avec Bashō

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Notre vie même est un voyage. » Cette citation de Matsuo Bashō, moine-poète japonais et grand maître du haïku, est en exergue du plus récent roman graphique de Dany Laferrière, Sur la route avec Bashō. C’est bien à un voyage que nous convie le célèbre écrivain. Autour du , certes, mais aussi dans la chair de notre histoire, sur les notes majeures des grandes œuvres et à l’ombre des rayons persistants du , un verre à la main.

La parenté avec le célèbre haïkiste n’a rien d’étonnant : Dany Laferrière, après tout, nous a déjà confessé être un écrivain japonais. Or, Bashō est aussi maître du de voyage — il a d’ailleurs été traduit par Nicolas Bouvier, célèbre pour ses récits de voyage —, et c’est sur cette route poétique, peuplée de non-dits, où l’éternel côtoie l’éphémère que l’académicien a cheminé à ses côtés.

Dans la foulée de sa parution québécoise, Laferrière a fait halte dans une prête à éclore, où Le Devoir l’a rencontré. Il doit après tout retrouver l’une de ses villes d’adoption, parce que, écrit-il, « le voyageur revient un jour ou l’autre sinon ce n’est pas un voyageur ». Laferrière voyage donc, mais pour lui, ce n’est pas toujours l’affaire de prendre l’avion : « On a la possibilité de bouger beaucoup plus qu’on le croit. Aragon avait cette phrase où il disait que “la vie, c’est changer de café”. Il y a des petits mouvements qui sont possibles. »

Dans le roman, c’est le personnage nommé Caméra qui capte le moindre mouvement. Mouvement des feuilles, des corps, des astres et de la pensée. Sous les traits d’un lémurien attachant, le narrateur de ce récit contemplatif ouvre ses grands yeux sur le monde : « C’était l’idée de regarder sans jugement. Les gens, les paysages comme ils sont, sans cynisme. »

Le vrai voyageur ne sait pas où il va

Pour l’occasion, Laferrière a repris la plume et ses pots de couleurs, nous invitant dans la danse irisée de ses dessins et la brillante maille de ses mots. Ceux-ci prennent parfois la forme de l’aphorisme, d’autres se réclament d’une impressionniste, de l’hommage, d’un grand rire à l’abri du cynisme ou, plus simplement, d’une pensée rêveuse : « Adolescent, il m’arrivait, en embrassant une fille, de voir le temps filer à si vive allure que je me retrouvais avec une femme, une vieille ensuite, et la minute d’après, un squelette. — Suis-je le seul à avoir un rapport aussi intime avec le temps ? »

À l’aube du voyage est campée cette remarque, d’un maître d’hôtel de Séoul : « Mon intention n’a jamais été de comprendre le monde ni de le changer. Simplement d’y vivre. » Il y a, croit l’écrivain, dans cette posture en apparence modeste, un magnifique engagement : « Simplement vivre dans le monde exige beaucoup plus que de vouloir le changer. Simplement y vivre exige de faire sa part, au meilleur de sa forme, de ses attentions et sensibilités, en s’insérant dans le grand mouvement. C’est grandiose, en réalité. C’est l’aventure humaine. »

Toujours généreux à déplier la mappemonde de ses inspirations, l’écrivain nous invite une fois de plus aux mots des autres. Cette fois, il se fait particulièrement volubile à propos de l’héritage de Virginia Woolf, Sylvia Plath, Simone de Beauvoir et Anaïs Nin : « Il y a beaucoup de femmes diaristes dans ce . Je voulais faire un petit autel, si l’on peut dire, les présenter tout simplement, sans jugement, parce que j’aime bien parfois présenter des gens bien, sans plus d’explications. »

À une invitation à préciser un passage du roman — « Je vous dirai une autre fois pourquoi je trouve le théâtre assez suspect » —, l’homme, en verve, s’emporte. Autour, quelques regards s’accrochent. C’est peut-être parce qu’on reconnaît l’académicien, mais c’est peut-être aussi parce que ses mots nous invitent dans la communion du rire : « Oui, je trouve qu’il y a quelque chose d’assez suspect au théâtre. Il y a quelque chose dans cette distance, dans cette connivence avec un public qu’on fait semblant de ne pas voir, qui me semble suspect. » À baigner dans son roman ou à flotter dans ses histoires, on rit beaucoup, auprès du grand monsieur.

À l’abri de la guerre, une sagesse

Ce récit imagé traverse le monde et ne fait pas l’économie de l’actualité. Quelques avions de chasse et chars d’assaut déchirent la page, comme une vilaine prophétie ou le cruel rappel que la guerre n’est pas une histoire nouvelle : « Quand on voit la guerre, on est touchés dans notre être, dans notre chair, dans notre sang, et après un moment donné, on voudrait que ça cesse. Pas parce qu’on ne veut pas que les gens meurent, mais parce que ça commence à nous embêter dans notre confort. C’est-à-dire qu’on pense, et on croit même, spontanément, que si on veut que la guerre cesse, on n’a qu’à fermer la télé. C’est qu’on est épuisés de voir mourir les gens. »

Devant ce constat terrible, Laferrière appelle un vieil ami en renfort : « Borges, un de mes écrivains préférés, préconise la courtoisie. Même celle qui consiste à fournir des arguments à notre adversaire pour qu’il nous écrase. Et il faut aller dans cette courtoisie-là, en espérant que l’adversaire fasse de même pour vous. C’est ça, la grande discussion, c’est devenir l’autre pendant que l’autre devient vous. »

Contre la violence qui secoue les fondements de notre monde, il cite en modèle ces fleurs qui, dans les ravages du tremblement de terre à Haïti, n’ont pas plié. Leur secret ? La danse : « C’est Nietzsche qui disait qu’il n’y a de Dieu que dansant. On ne tombe pas quand on danse. On fait corps. C’est un mouvement cosmique. Quand on danse, on est dans toutes les formes, on se démultiplie. C’est plutôt la résistance qui fait tomber. »

À défaut de savoir — ou de pouvoir — danser, Laferrière nous propose l’immortalité. De celle qui garde en vie les œuvres et la pensée de nos ancêtres, mais aussi celle, métaphorique, qui nous permet, chaque jour, de renouveler notre ancrage dans le monde, nos aspirations et notre empathie : « Pour être immortel, il ne faut pas cesser de mourir. C’est ça, être immortel, c’est quelqu’un qui ne cesse pas de mourir. Ce qui ne meurt pas, c’est un robot, c’est un objet. Et chaque fois qu’on meurt, on renaît différemment. C’est ce qui rend le parcours précieux : cette capacité de mourir et de renaître, changeant chaque fois de sensibilité et de point focal. »

L’auteur de Petit-Goâve est-il phénix, renaissant éternellement de ses cendres, ou chat, voguant d’une vie à l’autre ? Tout juste remis de son périple Sur la route avec Bashō, il semble à nouveau prêt à reprendre forme, usant sa liberté à guetter le prochain étonnement : « Si je me connaissais bien, je n’aurais pas écrit autant de livres. Il y a d’autres mondes qui vont sortir de moi, et je les attends. C’est sans cesse qu’ils sortent et viennent m’étonner. » Et avec lui, libres, mais envoûtés, nous sommes aux aguets.

 

Sur la route avec Bashō

Dany Laferrière, Boréal, Montréal, 2022, 384 pages

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