Image

Denise Boucher 1935-2025 | La femme de lettres qui avait soif d’émancipation

Paru en premier sur (source): journal La Presse

Elle a enflammé les esprits dans un en pleine révolution féministe, défié la censure avec son œuvre phare, Les fées ont soif, et dédié sa vie à l’écriture. La poète, dramaturge et auteure Denise Boucher s’est éteinte ce mardi à l’âge de 89 ans.


Publié à 16 h 04

L’auteur-compositeur-interprète Dan Bigras lui a rendu hommage mardi sur sa page Facebook. « Ton aide médicale à mourir s’est passé aujourd’hui [mardi] à 14 h, dans la musique, l’amour et le respect. Tu m’as demandé de te chanter une chanson pendant que tu respirais ton dernier air. J’ai choisi notre chanson dont tu avais écrit le poème : « Pour vous aimer » qui se terminait par cette phrase : « La longueur de la liberté ».

C’est une journée triste et belle à la fois. Tu pars à tes propres conditions, tes propres termes. C’est ça la dignité. Tu m’as dit la phrase la plus vraie que j’aie jamais entendu. Tu m’as dit : « Comme intellectuelle, j’ai toujours cru que c’était la tête qui menait la barque. Aujourd’hui je comprends que c’est le corps… et c’est ça, la longueur de la liberté. »

Dan Bigras sur sa page Facebook

En entrevue avec La Presse, Dan Bigras a raconté les derniers moments de la poète et auteure, qui a été admise au CHUM il y a quelques semaines à la suite de problèmes respiratoires. « Elle était bien entourée, nous a-t-il confié. Il y avait ses proches, mais aussi plusieurs artistes. On a chanté, on a ri, tout le monde l’aimait. C’était un beau moment, même si c’était triste. »

Dan Bigras a connu Denise Boucher en 1994 lors de la création de l’album Jézabel (qu’il a réalisé), dont elle a écrit les paroles sur la musique de Gerry Boulet. « Denise avait la tête dure, mais ça lui a bien servi. Elle a ouvert la voie à beaucoup de femmes qui étaient cantonnées dans leurs cuisines. C’était une révolutionnaire qui a utilisé des mots qui faisaient du sens. »

PHOTO MICHEL GRAVEL, ARCHIVES

Denise Boucher, photographiée en 1978.

Par sa poésie, Denise Boucher est parvenue à s’imposer hors des frontières du Québec, participant à des festivals internationaux, donnant des conférences et faisant des lectures aussi bien en Europe qu’au Mexique et aux États-Unis. Outre Dan Bigras, elle a également écrit des chansons pour Pauline Julien, Louise Forestier, Gerry Boulet et Chloé Sainte-.

Céline Marcotte, directrice générale du Théâtre du Rideau Vert, a aussi publié ce message sur la page Facebook de l’institution: « Femme libre, inspirée et inspirante, chère Denise Boucher, vous resterez pour une alliée, une complice féminine et féministe, un modèle. Succès incontesté au Rideau Vert en 2018, vos Fées ont soif n’ont pas pris une ride, créées dans la controverse en 1978 au Théâtre du Nouveau Monde. Cette réussite a été une grande joie pour vous. Les comédiennes et musiciennes en gardent, j’en suis sure, un souvenir indélébile. Vous faites partie de la grande famille du Rideau Vert et nous en sommes fières. »

Lors de la parution de Boîte d’images, en 2016, son septième recueil qui rassemble plus d’une centaine de ses poèmes et pour lequel elle a décroché le Grand Québecor, elle avait dit de la poésie qu’elle était « une forme de psychanalyse sauvage ».

On fait un choix quand on écrit. On peut faire le choix de la désespérance, que la vie, c’est de la merde. C’est vrai, mais ce n’est pas que ça. Tant qu’à vivre, autant aimer ça. 

Denise Boucher à La Presse

« Un poème, c’est une chose qui est donnée si tu t’y abandonnes, poursuivait-elle. Ça ressemble à l’amour. Tu ne peux connaître l’amour que si tu t’y abandonnes. Il y a l’appel des mots, des rythmes et une histoire qui commence. Quelque chose se passe et c’est fantastique. Parfois, on est surpris par la matière comme le peintre avec les couleurs, les formes ».

D’enseignante à écrivaine

Née le 12 décembre 1935 à Victoriaville, Denise Boucher entame d’abord une carrière en enseignement après des études à , en 1953, et s’y consacre jusqu’en 1961. Mais l’appel de la création la pousse à étudier la diction et l’art dramatique au conservatoire Lassalle ; elle écrit ensuite pour divers journaux et magazines dans les années 1960 et 1970, dont La Presse.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Denise Boucher en 1996

Cette époque de sa vie est par ailleurs marquée par des amitiés qui lui vaudront d’être ciblée par les perquisitions qui ont entouré la crise d’Octobre. En novembre 1970, Denise Boucher, alors journaliste, reçoit la visite de deux policiers à son appartement du Plateau Mont-Royal, quelques semaines après l’arrestation de son ami .

« Ils sont entrés, ont saisi ma Remington, mes papiers, mes poèmes, et m’ont embarquée », avait-elle raconté à La Presse en 2010, en revenant sur sa détention à la prison de la rue Fullum puis à Tanguay.

Libérée en décembre, elle ne comprendra que bien plus tard avoir été arrêtée à cause de ses liens avec Pierre Vallières et Mario Bachand.

Dans Une voyelle, son autobiographie parue en 2007, elle revient avec poésie, comme toujours, sur ces amitiés qui ont marqué sa jeunesse. « Parfois, je cherche un mot et je voudrais téléphoner à Miron ou à Sheppard pour le retrouver. Je ne me suis pas habituée à leur absence. Leurs voix résonnent encore comme des coups de . Surtout quand une brise légère fait danser les rideaux. »

Elle y rappelle également, entre autres souvenirs d’une vie mouvementée, remplie de péripéties et de voyages, ces moments partagés avec Gérald Godin et Pauline Julien, son bref séjour dans une prison de Beverly Hills à la fin des années 1960, son « aventure passionnelle » avec un Black Panther, puis sa résignation à assumer sa solitude et sa décision de se consacrer enfin à l’écriture. « Je serais vieille fille. L’idée me plaisait. Seule et libre de coucher avec des livres que je pourrais ouvrir à n’importe quelle heure », avait-elle écrit.

Le succès à travers le scandale

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

La pièce Les fées ont soif a été présentée au TNM en 1978.

Ses premiers livres sont publiés dès la fin des années 1970 – le recueil Retailles, écrit avec Gagnon, et Cyprine. Mais c’est sa pièce de théâtre Les fées ont soif qui lui fait connaître le succès à travers la polémique qu’elle a provoquée en 1978. La pièce qui met en scène trois archétypes de femmes – la mère, la sainte et la putain, Madeleine, qui joue notamment une scène de viol – a causé à l’époque de vives manifestations devant le Théâtre du Nouveau Monde (TNM), où elle a été créée.

Des groupes religieux ont crié au blasphème, soutenant que la pièce avait été inspirée par le diable, demandant l’annulation des représentations et la censure du texte ; les subventions du TNM avaient même été retirées par le Conseil des arts de Montréal. Lors d’une conférence de presse en juin 1978, Denise Boucher s’était néanmoins réjouie du scandale.

Je crois que je jouis. C’est une chance extraordinaire de connaître ainsi la censure officielle. Ça permet de porter le débat sur la place publique.

Denise Boucher en 1978, en conférence de presse

Le directeur artistique du TNM, Jean-Louis Roux, avait tenu bon à travers la tempête, et ce, malgré une injonction provisoire interdisant la publication, la mise en vente et la production sur scène du texte au Québec. « Je suis convaincu […] que le pire excès commis au nom de la liberté d’expression est préférable à la plus petite répression », avait-il déclaré à -Canada en décembre 1978. La pièce deviendra l’un des plus grands succès de la compagnie et sera même jouée à l’étranger en d’autres langues, puis reprise notamment 40 ans plus tard au Rideau Vert.

« Cela a été un cadeau des dieux aussi. J’ai été invitée partout et j’ai commencé à voyager. C’est mon conte de fées à moi », avait dit Denise Boucher à La Presse, en 2016, se remémorant ces souvenirs.

Dans la foulée du décès de Denise Boucher, Marie-Anne Alepin, Présidente générale de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, a déclaré par voie de communiqué: « Avec Les Fées ont soif, Denise Boucher a non seulement bouleversé le théâtre québécois, mais elle a aussi inspiré des générations de femmes à revendiquer leur liberté. Patriote, poète, parolière, elle était puissante et percutante partout ! »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Denise Boucher lors de la sortie de son roman Au beau milieu, la fin en 2011

Son implication au sein de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ), notamment à titre de présidente de 1998 à 2000, lui a par la suite permis de défendre les droits d’auteurs, mais, surtout, de faire rayonner les écrivains québécois à l’étranger, un dossier qui lui tenait à cœur. Au terme de son mandat, elle avait d’ailleurs confié à La Presse sa fierté d’avoir accompagné des auteurs comme Yves Beauchemin, Dany Laferrière et Monique Proulx au Festival new-yorkais des auteurs québécois, ainsi que des poètes à la première édition du Printemps des poètes, en France.

En 2011, à l’âge de 75 ans, elle a publié son premier roman, Au beau milieu, la fin, qui évoque la vieillesse et ses maux. « Si j’écris, c’est parce que je veux que personne ne parle en mon nom », avait-elle dit à La Presse à sa parution.

Pour elle, la vieillesse était « une aventure prévisible, mais pleine d’imprévus », imageant avec philosophie cette étape de la vie. « Le bobo, le pli, tu ne le vois jamais venir. Mais on apprend à vivre avec ça, avec les morts. […] Il y a une cible, la mort, et jusque-là c’est un vol en avion dont on ne peut descendre. On ne peut pas, comme en voiture, se tasser sur le côté pour se reposer. Tu planes jusqu’à ce que ça arrête. »

[...] continuer la lecture sur La Presse.

Palmarès des livres au Québec