Paru en premier sur (source): journal La Presse
Qui serait tenté d’apprendre une langue rare pour constater qu’une fois mises en application, ces phrases n’ont aucun sens ? Pas grand-monde. Mais c’est pourtant ce que proposent des manuels linguistiques, vraisemblablement générés par intelligence artificielle (IA), vendus sur Amazon. Une situation qui consterne des linguistes ainsi que les communautés autochtones dont les dialectes sont victimes de cette imposture.
Publié à 7 h 00
Pour 9,70 $, il est possible d’acquérir sur Amazon l’ouvrage Inuktitut To English Phrasebook – Everyday Common Words And Phrases, publié par l’obscure maison d’édition Phoenix Sun. Pour qui ne maîtrise pas la langue des Inuits, le manuel d’apprentissage semble classique, enchaînant des phrases courantes telles que « Comment allez-vous ? », avec une version en caractères inuits, suivie d’une transcription phonétique en alphabet latin. Le souci, c’est que ces formules ne signifient strictement rien, nada, walou. La maison d’édition est dépourvue de site web et impossible à joindre, même par l’intermédiaire de la plateforme Amazon.
« Ces formes en inuktitut n’ont aucun sens et certaines combinaisons de sons ne sont même pas possibles, comme un n en fin de mot ou une suite de trois voyelles, par exemple dans “puai” », prévient le professeur Richard Compton, du département de linguistique de l’UQAM, spécialiste de l’inuktitut.
Et même si la langue inuite se décline en plusieurs dialectes, aucun de ceux-ci ne correspond au texte proposé. « Quand j’ai ouvert le livre, j’ai essayé de lire les phrases, mais elles n’avaient absolument aucun sens, quel que soit le dialecte », confirme Thomassie Mangiok, designer graphique appartenant à la communauté inuite et résidant d’Ivujivik, au Nunavik, qui s’est retrouvé avec l’ouvrage entre les mains.
PHOTO TIRÉE DU SITE WEB INUIT FUTURES
Thomassie Mangiok
C’est comme si j’essayais de parler anglais et que je disais : “Kakoo kakoo kakoo tapa.”
Thomassie Mangiok, designer graphique inuk
En outre, des utilisateurs d’Amazon s’interrogent ou tentent de désamorcer l’arnaque dans les commentaires liés à l’article en vente : « C’est du charabia. En tant qu’Inuk lisant les caractères syllabiques inuktitut, ces mots n’ont aucun sens », avertit encore l’un d’eux.
Un char de charabia
Cet exemple n’est que la pointe d’un iceberg frauduleux, qui plonge et refait surface plus loin. En effet, plusieurs de ces ouvrages autoédités, censés décortiquer des langues autochtones ou plus courantes, apparaissent soudain sur Amazon avant de disparaître.
Un peu plus tôt cet hiver, le média d’information autochtone canadien APTN News a épinglé l’un de ces manuels douteux, The Most Frequently Used Plains Cree Adjectives, prétendant recenser et expliquer des séries d’adjectifs issus du cri des plaines.
Or, il était truffé de mots et de formes invraisemblables, en plus d’être signé par un prétendu linguiste, inconnu du milieu restreint des spécialistes de ce dialecte. Passé à la moulinette de trois détecteurs d’intelligence artificielle, le livre a systématiquement été déclaré « positif »… Interrogé par le réseau APTN, le géant Amazon s’est contenté de retirer le manuel de sa plateforme, sans commentaires.
CAPTURE D’ÉCRAN DU SITE WEB DU SITE D’AMAZON
The Most Frequently Used Plains Cree Adjectives
En marge, des groupes de linguistes et de spécialistes publient dans les réseaux sociaux divers exemples d’impostures présumées, pour les discréditer, en débattre ou les dénoncer. C’est d’ailleurs dans ces forums que Richard Compton a pris conscience du phénomène.
« On peut voir les aperçus des pages de plusieurs de ces manuels, et les gens boguaient beaucoup sur ceux portant sur les adjectifs, car beaucoup de langues, comme le mohawk, en sont dépourvues ! », rapporte l’universitaire, qui a de forts soupçons au sujet de la série Getting Started with, avec ses noms d’auteur systématiquement stéréotypés, confinant au ridicule : « Celui qui aurait rédigé le livre sur le latin s’appelle Marcus Caius », souligne-t-il.
Par ailleurs, il a également perçu des énormités dans des méthodes d’apprentissage du français, telles que la phrase « Comment maintenant vache brune ? », apparemment la traduction littérale de l’expression How now brown cow ?, employée en anglais comme exercice d’élocution. Bref, autant de signes laissant supposer qu’une IA serait passée brouter par là…
CAPTURE D’ÉCRAN DU SITE WEB D’AMAZON
Des commentaires tirés du site d’Amazon
« Particulièrement choquant »
Cette situation a provoqué une certaine consternation au sein des communautés autochtones, à tout le moins chez les Inuits, témoigne Thomassie Mangiok. « Nous sommes une minorité, et nous prêtons une grande attention au peu de ressources à notre disposition et à leur qualité. Quand des manuels frauduleux apparaissent sur l’internet juste pour faire de l’argent sur le dos d’une communauté minoritaire, c’est particulièrement choquant », rapporte-t-il.
PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’UQAM
Richard Compton, professeur au département de linguistique de l’UQAM
Pour le français, il y a énormément de ressources en ligne. Mais ici, on parle de communautés qui font de gros efforts pour préserver, promouvoir ou réapprendre leur langue.
Richard Compton, professeur au département de linguistique de l’UQAM
« Ils ont subi une colonisation, les pensionnats où il leur était interdit de la parler, il y a un manque de financement pour l’apprentissage des langues autochtones partout au Canada », renchérit M. Compton.
M. Mangiok et d’autres Inuits ont contacté Amazon pour signaler le problème, non résolu à l’heure d’écrire ces lignes. Ils plaident pour un mécanisme de contrôle et de vérification en amont de la part du géant du web.
Désamorcer l’arnaque
Si le caractère insensé des langues dans ces livres saute aux yeux de leurs locuteurs, il est bien moins évident pour les néophytes. Comment s’assurer de ne pas tomber dans le piège ? Il s’agit de bien contrôler la crédibilité de l’éditeur et de privilégier les parutions universitaires reconnues. M. Mangiok conseille de s’adresser aux instituts culturels autochtones (Avataq, dans le cas inuit) pour obtenir des recommandations. Les commentaires des clients peuvent aussi être utiles, tout comme l’absence ou la non-pertinence du numéro d’identification unique ISBN.