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La plupart des collections de poche attribuent un numéro d’ordre à leurs publications, et cela peut parfois prêter à sourire. Ainsi, chez Babel, un titre de l’écrivain russe Evgueni Zamiatine (1884-1937) porte le numéro « 1917 » : bel exemple d’ironie involontaire ? Favorable, dans un premier temps, à la révolution bolchevique, l’ingénieur naval Zamiatine, surnommé « l’Anglais » du fait son élégance stricte, et perçu par Trotski comme un « snob flegmatique », auteur de ce chef-d’œuvre de l’utopie science-fictive qu’est Nous (1920), s’avère immensément déçu par un régime soviétique qu’il conteste à grand bruit. Autorisé à l’exil par Staline en 1931, il mourra à Paris. Le bref roman L’Inondation, écrit en 1929, est son dernier texte rédigé en Russie.
Loin de toute utopie, il relèverait presque d’une singulière catégorie littéraire : celle du fait divers populaire apocalyptique, filon déjà mis au jour par Gogol et Dostoïevski. Fait divers par le fait même de l’histoire qui en constitue le matériau, celle de Sophia, 40 ans, femme stérile de Trofim Ivanytch, ce qui pousse ce dernier à recueillir l’orpheline Ganka, 13 ans, dont il devient l’amant. Situation que ne supporte pas Sophia, qui charge la hache familiale d’assassiner sa rivale. La dominante apocalyptique, voire eschatologique, nous est fournie par deux éléments conjoints : l’indécrassable noirceur du charbon qui empoisse la ville de Leningrad et assombrit tant l’âme que le corps des citadins, et la Neva, dont le niveau monte au point de tout submerger sans rien laver. Un chef-d’œuvre de pessimisme visionnaire, dont l’adaptation de 1993 par Igor Minaiev, avec une âpre Isabelle Huppert, vient de ressortir sur grand écran.
Science-fiction ? Futurisme ? C’est à voir, tant Sweet Harmony, de la romancière britannique Claire North, autrice de la remarquable trilogie La Maison des jeux (Le Bélial’, 2022-2023), travaille une thématique qui est totalement nôtre : celle du culte du corps, idolâtrie anatomique d’autant plus effrénée qu’elle s’appuie sur la technologie la plus avant-gardiste. Harmony Meads, employée dans une agence immobilière des plus huppées, participe, comme tout un chacun autour d’elle, de son amant à ses collègues, à cette « augmentation » forcenée d’un humain qui décide, à volonté et selon son caprice, de modeler, cadencer et configurer un corps dont il joue et qu’il pilote à tombeau ouvert.
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