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COMPTE RENDU – Le Théâtre du Bic accueille cet été la pièce Fanny, dont le rôle-titre est porté par la grande Marie-Thérèse Fortin, et qui sera présentée jusqu’au 17 août prochain. Que le public soit prévenu : Fanny ne fait pas de cadeau aux oreilles sensibles.
On discutera d’orgasme féminin avant le premier café du matin, on grimpera sur la table d’un bar pour dénoncer la violence faite aux femmes, mais les critiques du discours dominant, les malaises et le langage cru cohabiteront avec de nombreuses pointes d’humour.
Cette comédie raconte ainsi un choc des générations entre un couple dans la fin cinquantaine, Fanny et Dorian, qui vit un bonheur confortable sans trop d’histoire, et une jeune femme, Alice, dans le début de la vingtaine, militante, grinçante, et pleine d’arrogance.

Alors qu’Alice y va d’un monologue musclé sur les féminicides, Fanny souhaiterait disparaître, embarrassée par cette prise de parole. Mais la langue du personnage dans la fin cinquantaine se déliera, elle aussi, graduellement.
Photo : Benoît Ouellet
Face à elle, Fanny est davantage régie par les convenances, la paresse confortable
et la monogamie capitaliste
de son foyer, pour reprendre les mots de la jeune étudiante en philosophie qu’elle accueille chez elle, et qui se passionne pour la rhétorique discursive
.
Alice peut facilement déconcerter ou épuiser ses interlocuteurs par son intransigeance et ses remises en question de leurs a priori sociaux. Colonialisme, injustices systémiques, patriarcat, intersectionnalité, identités de genre, âgisme, objectification des corps… Tous ces thèmes qui occupent directement ou indirectement bien des débats ces jours-ci, autant dans l’espace public que dans les maisonnées, meublent les discussions entre les trois personnages, ponctuées de décalages et d’incompréhensions.
Si ces questionnements pourraient en assommer certains, ils forment toutefois un fabuleux terrain de jeu pour la plume reconnue de la dramaturge Rébecca Déraspe, sublimée par la dégaine des comédiens.

La cohésion est palpable entre les comédiens Marie-Thérèse Fortin, Jacques Laroche, Dorianne Lens-Pitt, François Louis Laurin et Alexandra Gagné-Lavoie.
Photo : Radio-Canada / Camille Lacroix
La comédienne originaire de Saint-Octave-de-Métis Marie-Thérèse Fortin, méconnaissable dans son rôle, semble d’ailleurs éprouver un véritable plaisir à faire briller la fine écriture de Rébecca Déraspe.
C’est aussi l’entrechoquement de plusieurs féminismes, celui d’hier et celui de la nouvelle génération, qui amènent deux femmes à confronter leurs valeurs et leurs convictions, mais aussi à se transformer. Parce que la beauté de ces personnages, c’est qu’ils évoluent, au contact de l’autre.
C’est le désir de base de ce texte-là, c’est de [montrer] qu’on peut se reconnecter entre générations. Et je pense que c’est important, si on veut vraiment transformer la face du monde, c’est important de s’écouter dans les deux sens et de se laisser influencer, par les gens plus jeunes, par les gens plus vieux
, a affirmé l’autrice native de Rivière-du-Loup.

Attrapée à la sortie de la pièce, Rébecca Déraspe s’est montrée ravie de la réaction du public pour sa grande première nord-américaine.
Photo : Radio-Canada / Laurence Gallant
Rébecca Déraspe signe plus précisément l’adaptation du texte de Fanny qui, à l’origine, a été écrit en France, mais qu’elle a beaucoup retravaillé à la lumière des réalités sociohistoriques du Québec. Cette comédie n’en demeure pas moins mue par des questions universelles.
Et si la conversation et la réelle rencontre étaient possibles entre les générations? Et si le confort et la vieillesse pouvaient aussi être le terreau de grandes révolutions intérieures? Et si le silence et la honte pouvaient laisser place aux prises de parole et à l’engagement?
Autant d’interrogations qu’apporte la pièce, mais qui, en une réplique, nous ramène à la légèreté et la naïveté des personnages, tout comme l’affection qu’ils ont les uns envers les autres. Tu sais que t’es magnifique, quand tu reviens de danser avec des non-binaires?
, lance le conjoint de Fanny, incarné par Jacques Laroche, déclenchant l’hilarité générale dans la salle.

Des virgules musicales ponctuent la pièce, assurées par deux langoureux musiciens-poissons dans un aquarium –la petite touche de réalisme magique de la pièce–, incarnés par François Louis Laurin et Alexandra Gagné-Lavoie, qui est d’ailleurs originaire de Rimouski.
Photo : Benoît Ouellet
Fanny demeure donc, d’abord, une ode à la transformation et à l’engagement envers le monde, mais aussi à l’amour qui dure, à la tendresse et à l’ouverture.
Je suis très satisfaite de ma vie pis de toute, ok… C’est juste que… Le sais-tu c’est quoi, vieillir? Le sais-tu c’est quoi, avoir l’impression que tout t’échappe? Le sais-tu comment on se sent, la première fois qu’on entend le mot pansexuel sans savoir ce que ça veut dire? Je veux juste comprendre, comprendre pour vrai. Comprendre comme si j’étais… comme si j’étais là
, lance Fanny qui témoigne, peut-être sans s’en rendre compte, de sa révolution intérieure.
Parce que c’est ça, le vrai pire, dans le fait de vieillir : c’est d’être à l’extérieur de la pensée qui se transforme.
Pour Marie-Hélène Gendreau, la co-metteuse en scène et directrice artistique du Théâtre du Bic, Fanny illustre cette envie de faire partie de la transformation du monde, quand tu arrives à un temps de ta vie, où des fois tu as un bon pas de recul tu as de l’expérience aussi, mais où parfois tu sens que tu suis pas la cadence des transformations
.
Il s’agit donc d’une comédie, qui détient la matière parfaite pour inciter les spectateurs de tous les âges à échanger après la représentation, soutient Mme Gendreau.

Fanny est une coproduction du Théâtre du Bic et du Théâtre du Double signe.
Photo : Benoit Ouellet
Elle salue d’ailleurs la grande complicité qui s’est tissée entre les comédiens, et qui transparaît sans nul doute sur les planches.
On peut jamais prévoir combien l’énergie va prendre dans une troupe, […] et quand le lien entre eux se tisse aussi fortement, c’est souvent la dimension d’une œuvre qui fait en sorte qu’on reparle d’un spectacle après, quand les acteurs et les actrices se tripent dessus […] et qu’on sent qu’on porte un texte qui peut transformer les choses
, se réjouit Mme Gendreau.
La pièce Fanny sera présentée à Sherbrooke cet automne, ainsi que sur certaines scènes dans les grands centres, où les dates ne sont pas encore officialisées.
Avec la collaboration de Camille Lacroix