Paru en premier sur (source): journal La Presse
Cela s’intitule Grosse douceur, mais Jean F. Boily aurait tout aussi bien pu titrer son premier roman « change ou crève », « une addition de mauvais choix », ou quelque chose du genre : « vous avez lu Le Plongeur, attendez de lire ceci ».
Publié à 13 h 00
L’auteur, qui a surtout travaillé en traduction, en plus de servir de prête-plume à des chefs bien en vue de la gastronomie, signe ici un récit initiatique assez cinglant merci, sur le parcours d’un jeune garçon un brin complexé du Lac-Saint-Jean, parti se défoncer, pardon, faire sa vie, et surtout ses nuits (de beuverie), à Montréal.
Comment ? En travaillant dans les coulisses de quantité de restaurants, ce qui piquera assurément la curiosité des lecteurs. Vous en reconnaîtrez sans doute certains – un, assurément, on y reviendra plus loin –, surtout si vous vous souvenez de la scène culinaire du début des années 2000, même si les noms ont été habilement maquillés, et de truculentes anecdotes éthyliques ajoutées. Sans modération, il va sans dire.
Accrochez-vous : malgré le titre, le récit est tout sauf doux, plutôt intense, carrément trash par bouts. Parce que la plume est diablement bien aiguisée, juste assez colorée et, entre une dérape ici, une ligne de coke là, ou un quasi-coma éthylique ici ou là – non, on n’exagère pas –, Jean F. Boily se permet plusieurs envolées patriotiques dignes d’un cours d’histoire du Québec 101, la poésie cynique des espoirs déchus en prime.
Réglons d’emblée la question : oui, c’est inspiré de la vie de l’auteur. « C’est une autofiction su’l’crack », s’amuse-t-il à répéter. Et il le répétera souvent, pendant notre entretien d’une heure tout juste (avant son cours de yoga !), où ce boulimique du verbe enfilera blagues, jeux de mots et réflexions, dans toutes les directions.
PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE
L’auteur Jean F. Boily
« J’ai enlevé tous les côtés équilibrés de ma vie, dit-il, parce qu’on aime ça, les perdants magnifiques ! » Point de yoga dans le texte, on l’aura compris. Et son alter ego est un sacré perdant – Jean F. Boily ne l’épargne pas –, enfilant mauvais choix sur mauvais choix, jusqu’à se retrouver (fait vécu ou pas, on vous laisse deviner), un soir bien gelé, un revolver collé sur le front. Et là n’est pas la pire des anecdotes…
« Je suis un excessif ! », confirme l’auteur, quant à lui sobre depuis près de sept ans, en allusion, entre autres choses, à sa quadruple paternité.
C’est son histoire « su’l’crack », insiste-t-il, parce que si Jean F. Boily a effectivement lui aussi eu des problèmes de consommation dans une autre vie, il en « beurre épais » pour les besoins de la cause. « Au Lac, quand tu pognes une ouananiche, illustre-t-il, les bras grands ouverts, elle est longue de même. »
Il y a une couleur rurale à raconter avec l’hyperbole qui me ressemble beaucoup !
Jean F. Boily
Parlant d’hyperbole, on ne peut pas s’empêcher de lui demander de confirmer si ses passages sur le « Cochon Heureux », restaurant connu pour sa légendaire poutine au foie gras dans le texte, et son chef rebaptisé « Dieu-le-Chef », sont bel et bien ceux qu’on croit. « Je savais bien qu’on allait en parler, c’est le seul restaurant qui est connu, dit-il. Mais l’important pour moi, ce n’est pas le restaurant, c’est le parcours du personnage, où il est rendu dans ce restaurant-là. »
Or ici, justement, le personnage est à un « point de rupture ». « Rendu là, j’étais à terre, confie-t-il. J’avais brûlé la chandelle par les deux bouts. »
On ne sait pas trop si Jean F. Boily parle de lui ou du personnage, sans doute un peu des deux. « La vérité, elle est plus sur la réflexion entourant la consommation que sur les faits, poursuit-il. Et tous ces personnages-là ont émergé dans un continuum qui s’inscrit dans une société de consommation. C’est là que ça prend tout son sens pour moi. »
Le Québec en toile de fond
Pour la petite histoire (une autre !), cela fait des années que Jean F. Boily mijote ce roman. Plus de 15 ans, très exactement. Puis, en 2016, quand arrive en librairie le récit de Stéphane Larue (Le plongeur), il abandonne. « Ça ne sert plus à rien de faire un manuscrit sur la restauration », se dit-il.
L’année d’après, alors qu’il fête ses 40 ans, il se met à réfléchir aux 40 ans de son « demi-pays » à lui. « Et j’ai décidé de raconter mon histoire, pas parce que je la trouve spécialement intéressante, mais parce que je me suis rendu compte qu’il y avait une histoire vraiment intéressante dans notre demi-pays à raconter. […] J’ai décidé de partir de ce que moi, j’ai vécu, et de le mettre dans un contexte historique. Ce parcours culturel, le Québec des années 1980 à 2020, je le trouvais intéressant. […] Tu deviens obsédé par ton Québec, t’as le goût de consommer, parce que c’est déprimant ! Et cela a du sens d’avoir des problèmes de consommation dans notre société de surconsommation ! Le micro et le macro, c’est la même chose ! »
Pourquoi Grosse douceur, au juste ? « C’est mignon, et c’est de ça qu’on a besoin, non ? Pas une petite, mais une grosse douceur ! » Clin d’œil à Gros câlin (il a beaucoup aimé Romain Gary/Émile Ajar adolescent), Grosse douceur est aussi le nom de ce personnage mauve de l’univers de McDonald’s, et c’est celui que son alter ego se fait accoler par ses intimidateurs toute son enfance, dans son Lac-Saint-Jean natal.
Précision : oui, l’auteur a lui aussi été intimidé, à coup d’insultes par-ci, d’urine par-là (ça ne s’invente pas), mais non, il n’en avait jusqu’ici jamais parlé. « Ça a gâché mon enfance », laisse-t-il tomber, entre deux gorgées d’allongé.
À noter, enfin, que même s’il tombe bien, bien bas, son personnage finit par se ressaisir, et le texte se conclut sur une note étonnamment lumineuse. « Je me lance dans l’excessif… positif ! Pulsion de vie, pulsion de mort », conclut notre interlocuteur. Parions qu’on n’a pas fini d’entendre parler de lui.

Grosse douceur
XYZ
344 pages