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Qu’on le veuille ou non le passé ne passe plus quand on vous a mis sous les yeux les preuves d’inhumaines atrocités comme Gyeongha le constatera en se rendant (pour d’abord) s’occuper du perroquet blanc de son amie Inseon, une ébéniste artisanale qui, hospitalisée à Séoul après s’être blessée à la main avec une tronçonneuse, lui a demandé de se rendre sur son île natale, l’île de Jeju où elle habite, pour sauver Ama (avant qu’il ne soit trop tard), son oiseau laissé dans son atelier où depuis des années elle ramasse, accumule, documente et stocke une documentation (photos, archives, témoignages) sur le massacre commis dans cette île en 1948 et 1949 par l’armée sud-coréenne, qui réprima une insurrection menée contre le despotisme du président Syngman Rhee, un homme qui, féal de Truman, a fermé les yeux sur Hiroshima et Nagasaki.
Ce « soulèvement de Jeju » fut absolument oublié, effacé d’autorité, enfoui de force dans un trou de mémoire creusé et maintenu étanche par la dictature militaire sud-coréenne durant un demi-siècle.
Gyeongha — arrivée dans l’île — est d’abord sous le choc en trouvant Ama sans vie près de son bol d’eau vide (mes doigts touchent quelque chose de doux, quelque chose de mort) et, avec précaution, elle l’enveloppera dans les pans d’un mouchoir qu’elle déposera dans une boîte à biscuits qu’elle ira enterrer dans le jardin glacé puisqu’on est en décembre et en pleine tempête. Elle a quitté un bus sur une route secondaire de l’île pour se rendre pedibus, à vue, à l’atelier de son amie en croyant n’y arriver jamais. Apercevant une lumière dans une zone broussailleuse, se frottant les yeux, elle a reconnu la maison de pierre et de bois isolée en forêt où elle était déjà venue.
Dans quelques heures, Ama gèlera. Il ne se décomposera pas avant février. Ensuite tout ira très vite. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une poignée de plumes et de petits os percés de trous ovales.
Cet adieu au perroquet blanc est possible. Il en sera autrement de ce que Gyeongha découvrira dans les tiroirs et autres boîtes à biscuits de l’antre forestier de son amie ébéniste et… archiviste ardente du massacre de Jeju. Inseon a compilé de façon minutieuse l’histoire de sa famille décimée et celle des gens de l’île ravagée avec des centaines de documents sur ce massacre sans nom survenu juste avant la guerre de Corée (1950-1953), un crime national intime qui a enseveli 30 000 civils tous brutalement assassinés de novembre 1948 à janvier 1949 en deux mois et demi de blitzkrieg.
Nous voilà, après l’enterrement du cacatoès, dans les impossibles adieux qui servent de titre au roman que la nobélisée de 2024, la Sud-Coréenne Han Kang, a publié en 2021 et qui nous est arrivé traduit chez Grasset en 2023. Un pan d’histoire dans une infusion de mémoire — un réquisitoire d’anachorète mené à l’intime contre ce si grand oubli, et partant une réussite littéraire qui, à elle seule, justifie l’attribution académique suédoise.
Han Kang a 51 ans lorsqu’elle a écrit ce roman remuant une part noire de l’histoire de son pays. Personne avant elle n’avait abordé à yeux ouverts ces trois mois de l’hiver maudit. Et elle le fait avec délicatesse, subtilité mais fermeté, réclamant comme à bas bruit — dans le murmure de la littérature mémorielle — l’impossibilité de l’adieu, du pardon, de la résilience, ce mot rebattu qui m’horripile.
Souvenons-nous : Jankélévitch dans L’imprescriptible : « le pardon est mort dans les camps de la mort ».
Gyeongha savait qu’Inseon vivait dans le souvenir de ce massacre génocidaire que sa mère, épargnée, hébergée par elle dans son atelier du fond des bois, lui a raconté avant de mourir, les cadavres alentour, le refuge dans une grotte, les nuits de mitraille et d’effroi, bribes d’horreur égrenées par sa mère qu’elle a enregistrées, réalisant un documentaire sans que personne apparaisse à l’écran, que des lueurs, des ombres, une geste artistique qu’elle tournait pour elle seule comme on écrit un journal intime et Gyeongha a vu ce film, elle sait la persévérance d’Inseon dans sa lutte de préservation, vestale du drame oublié. Et là, elle aura les preuves sous les yeux…
L’art littéraire d’Han Kang plonge le lecteur dans un état fantomatique qui illumine la nuit noire de cet atelier perdu où la tempête d’hiver a eu raison de l’électricité et où Gyeongha va soudain se sentir — niveau supérieur du romanesque — en présence spectrale de son amie Inseon et, de leurs échanges dans ce compagnonnage supranaturel, surgit de page en page l’air triste et impérieux des impossibles adieux au passé ramassé du drame de Jeju.
Comme dans un songe, Inseon lui surgit : Je la suis jusque devant la bibliothèque métallique face à laquelle elle s’est arrêtée. À la lueur de la bougie, Inseon montre à Gyeongha des boîtes toutes identifiées par des papillons arborés sur lesquels s’alignent des noms de lieux, de personnes, des chiffres, des dates de naissance, des listes de témoins, un enfer (comme on le dit des rayons secrets d’une librairie), un index chtonien desquelles boîtes elle sort des cartes, des photos, voici l’école où allait ma mère, à Hanjinae, des corps entassés dans des cours d’école, des cheveux agglomérés par le sang, des mâchoires emportées, un bébé mort le pouce dans sa bouche…
Le lecteur qui le traverse n’oubliera pas ce livre hypnotique de Han Kang… Il en gardera l’impression d’avoir parcouru des ténèbres et d’avoir pu entendre le silence de la mer (pour paraphraser Vercors), ce terrible silence qui peut recouvrir une histoire ignominieuse que la littérature, plus que l’exposé ou l’expertise, sait faire ressentir dans la pensée d’un lectorat sensible qui ne peut que penser au sort abominable des martyrs palestiniens de Gaza, à celui des Ukrainiens qui meurent, innocents objets de la haine de l’Autre dans des répressions d’appareils d’État semblables à celle du printemps de 1948 dans l’île au sol caillouteux de Jeju…
Dans Blanc, paru avant Impossibles adieux, Han Kang avait écrit sans le nommer ce crime ancien : « Elle a songé aux événements qui s’étaient produits dans son propre pays, au deuil empreint de dignité qui a été refusé aux victimes. Elle a imaginé la possibilité que leurs mânes reçoivent un hommage au beau milieu de la rue comme ici et a pris conscience que sa patrie n’a jamais fait ce geste. »
Photo : © Robert Boisselle