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Enveloppée dans l’air immobile, la Place Ville-Marie semblait danser dans une brume de chaleur. Des marteaux-piqueurs s’agitaient à quelques rues de la place des Festivals, comme un rappel constant et rythmé de l’âpreté de la vie. Tac à tac à tac à tac…
Pourtant, dans les escaliers en béton de l’esplanade de la Place des Arts, dès qu’Alain Blais, 63 ans, s’est mis à chanter Vert, les mots et la musique de Fiori nous ont enveloppés d’une douceur sereine. Même les itinérants se sont mis à sourire à ce moment suspendu, magique.
Vert, jaune et rouge et bleu/ J’ai le soleil dans les yeux/ Avant d’nous faire ses adieux/ J’sais pas lequel de nous deux/ Qui va baisser les yeux.
Alain Blais a fermé ses yeux clairs en jouant. Absorbé par l’émotion, la nostalgie. J’ai gagné ma vie comme cuisinier dans un hôpital, maintenant je suis retraité et je peux jouer de la musique à ma guise
, dit-il.
Il est 13 h 30. On a le temps de traîner un peu, de bavarder avant d’entrer dans la Place des Arts pour assister à la cérémonie. Blais m’explique qu’il a grandi dans une famille où ça roulait carré et où il y avait plus de rudesse que de tendresse. Harmonium, la musique d’Harmonium m’a permis de passer à travers ça
, admet-il.
Nous parlons de la voix de Fiori, de sa fragilité, du fait que ses textes exposent une vulnérabilité au masculin, sensibilité révolutionnaire à une époque où beaucoup d’hommes étaient des taiseux
.
J’ai beaucoup pleuré depuis sa mort. C’est comme si j’avais perdu un ami. J’aurais tant aimé pouvoir lui dire merci
, lance-t-il.
Un autre homme s’avance vers la Place des Arts, avec une guitare. Il s’appelle Marc Beauchesne. Il a 65 ans. Il a travaillé en restauration. La première fois que j’ai vu un spectacle d’Harmonium, c’était à Saint-Jérôme et cela coûtait 4 $
, raconte-t-il.
Beauchesne a sorti sa guitare et a entamé 100 mille raisons : J’ai pensé à toi, Y a longtemps déjà, Qu’on n’a pas fêté ensemble, J’suis toujours le même, On n’a pas changé.
Pendant qu’il chantait, Alain Blais s’est mis à danser. Un homme aux cheveux blancs, dans une sorte de transe, écoutait les yeux fermés en laissant la musique le traverser.

Alain Blais (à gauche) et Marc Beauchesne célèbrent l’oeuvre de Serge Fiori.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Il en va de même des grands et de Fiori en particulier. Si cette danse lente et spontanée liant trois hommes qui ne se connaissent pas en un jour de canicule est si douce, si émouvante, c’est que Fiori faisait partie de nos vies intimes et que tout le monde connaissait ses paroles. Ses mots ont tissé du Nous avec un N majuscule.
De la chambre au salon, il a mis des mots sur ma première peine d’amour. Je pense souvent aux paroles de Pour un instant que j’ai apprises autour d’un feu de camp, adolescente : « Pour un instant, j’ai oublié mon nom. Pour un instant, j’ai retourné mon miroir. Ça m’a enfin permis de mieux me voir. »
En cette époque où les miroirs sont électroniques et ne semblent jamais se retourner, ce refrain me hante.

La cérémonie en hommage à Serge Fiori a eu lieu à la Place des Arts devant une salle comble.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
À 14 h, nous sommes tous entrés. Alain et Marc se sont échangé leurs numéros de téléphone pour, qui sait, un jour, se retrouver afin de jouer un morceau de L’heptade ensemble.
En voyant les nombreux politiciens et tout le gratin se glisser parmi la foule dans le hall de la Place des Arts, j’ai eu un peu peur, justement, que personne n’oublie son nom et ne retourne son miroir. Que cet hommage national soit froid. Une occasion de serrer des mains. J’avais tort.
Pour un instant, le Nous a véritablement plané dans la salle Wilfrid-Pelletier. La voix de Fiori a capella nous chantant Comme un sage d’outre-tombe a plongé la foule dans le recueillement dès le début.
Et, malgré le protocole, le drapeau, les dignitaires, la télévision, les gardes du corps, l’intimité du deuil s’est déposée doucement sur les milliers de personnes présentes qui ne filmaient pas ou ne se filmaient pas avec leurs téléphones.
C’est toujours pour l’amour qu’on devient fou/ Ça doit être plein d’amour parce qu’c’est plein d’fous tout partout/ Comme si on avait tous peur de se l’dire/ Qu’on a du mal à naître, à se regarder mourir/ Comme un sage/ Monte dans les nuages/ Monte d’un étage…

La cérémonie s’est déroulée devant près de 3000 personnes à la salle Wildrid-Pelletier.
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
Je ne crois ni en Dieu ni aux esprits, mais, cette fois-ci peut-être, j’ai eu l’impression que Fiori regardait le paysage de cette cérémonie qui, quoique non religieuse, a trouvé le ton juste du solennel, du rituel, du respect et de l’affection sincère.
Une démonstration aussi que les amitiés masculines peuvent se tisser comme une dentelle, des amitiés qui ne craignent pas de dire Je t’aime
, comme l’a dit le robuste maire Labeaume avec tant de tendresse à son ami disparu. Je t’aime.
Des amitiés qui brisent la voix du comédien Luc Picard quand il parle de celle de son ami. Une voix qui va là où l’émotion t’appelle, tragique et tendre qui se suspend à fleur d’âme.
Le chanteur Michel Rivard qui parle de cette époque où le projet de toute la bande d’amis était de chanter le pays
et qui ajoute : Serge, tu étais et tu resteras un ami fidèle. Je t’aime mon chum.
Louis-Jean Cormier s’adressant au mentor parti pour de bon : Je t’aime. Salut.
Louis Valois, son comparse de toujours dans Harmonium, qui a fini son allocution en s’adressant à ce musicien qui a marqué le Québec : Serge, t’as porté haut l’amour de ta génération.
Et j’ajouterais, humblement, qu’il n’a pas porté l’amour que d’une génération. L’amour, quand il est bien fait et bien dit, n’a pas d’âge et touche à l’éternel.