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Depuis que le Robert a inscrit le pronom inclusif « iel » dans son dictionnaire en ligne en octobre, la planète francophone est à feu et à sang. On déchire sa chemise. On s’assassine à l’encre rouge. D’abord, on se calme : nous nous calmons, vous vous calmez, iels se calment, et on respire trois fois par le nez.
Première respiration : « iel » est apparu dans le dictionnaire en ligne, pas dans l’édition papier, et la définition commence par le mot « RARE » en rouge. Donc, ce n’est pas autre chose que ça : rare.
Deuxième respiration : il n’y a pas grand-chose de fixé sur cette question. La définition est très simple, « pronom personnel sujet de la troisième personne du singulier et du pluriel, employé pour évoquer une personne, quel que soit son genre ». Mais tout le reste n’est pas clair. Le pluriel est « iels », mais il existe d’autres orthographes (« ielle, ielles ») et des tas d’incertitudes sur les possessifs, les démonstratifs, etc.
Troisième respiration : « iel » n’abolit pas « il » ou « elle ». On ne fait qu’introduire une nouvelle forme de neutre. Le vieux « on » passe-partout « ferait la job » en principe, sauf qu’étymologiquement, ça vient de « l’homme ». C’est pour cela que l’usage oscille entre « on » et « l’on » (vestige de « l’homme »). D’où le quiproquo.
Maintenant qu’iels se sont calmés, on peut mieux situer la question sur trois grands points : la demande sociale, l’usage et le commerce des dictionnaires.
Pourquoi pas ?
Ma première réaction à ce genre d’innovation est : pourquoi pas ? Tout est une question de demande sociale.
Il y a 42 ans, les Québécois ont introduit la féminisation des titres et fonctions pour répondre à une demande sociale (plutôt minoritaire). Et après 40 ans de résistance, la France a capitulé. Dans la même veine, l’écriture épicène se répand depuis plusieurs années, et je l’emploie moi-même assez souvent sans que vous vous en plaigniez.
D’autres évolutions de l’usage, comme la simplification de l’orthographe, la simplification de la règle d’accord du participe passé, l’abandon progressif de l’auxiliaire « être » et la désertion de masse du passé simple, procèdent également d’une demande sociale.
Mais jusqu’où la demande sociale est-elle prête à aller ?
Créer un pronom, c’est vachement compliqué. Il faut que toute l’intendance suive, comme les possessifs et les démonstratifs, mais aussi les articles définis et indéfinis. Suspense : ira-t-on jusqu’à modifier les terminaisons genrées comme -eau/-elle, -teure/-trice ?
La tyrannie de l’usage
Trop, c’est comme pas assez. Cette offre pléthorique répondra-t-elle adéquatement à la demande sociale ? L’usage en décidera. Or, cet usage est encore très confidentiel. Par exemple, dans toute la presse francophone au Canada, « iel » apparaissait dans 2 articles le 2 novembre, dans 7 le 16 novembre, et dans 96 le 18 novembre, au cœur de la polémique.
Donc, l’usage, ça se mesure, mais attention : ces statistiques ne font que recenser les occurrences du mot, sans préciser le contexte. Dans la plupart des cas, je dirais que « iel » correspond à de la curiosité. On l’utilise pour parler d’une idée plutôt que pour s’exprimer. Ce qui augmente, c’est le nombre de personnes qui en discutent. Mais de là à le mettre en pratique…
Il va falloir d’abord que l’usage se fixe, soit sur le neutre, soit sur l’inclusif ou sur un heureux mélange des deux colonnes. Et pour chaque ligne du tableau, il faudra que ceux qui font ces propositions se branchent sur une solution. L’usage ne précédera pas la demande sociale.
Je serais très surpris que l’usage se fixe sur une proposition plus compliquée que ce qui a cours actuellement. On dira longtemps « ma sœur jumelle est éducatrice » plutôt que « maon froeur jumelleau est éducateurtrice ». À moins que la demande sociale ne devienne très, très forte.
La lexicographie commerciale
Le Robert, ce n’est pas l’Évangile, et sa proposition est issue d’un processus que peu de gens connaissent.
Les lexicographes qui travaillent pour les grands dictionnaires sont tous des langagiers passionnés et sincères, je n’ai aucun doute là-dessus. Ce qui me fait sourciller, ce sont les méthodes. Dans l’univers francophone, il n’existe pratiquement aucun dictionnaire sérieux qui s’appuie sur un échantillonnage statistique de l’usage issu d’une compilation de millions de mots tels qu’ils sont utilisés. Le seul qui le fasse, à ma connaissance, est Usito, publié par l’Université de Sherbrooke.
Comment procèdent les Robert, Larousse, Hachette ? Principalement à partir d’impressions. Les lexicographes observent, notent, se « réunionnent », argumentent, analysent et tranchent. La compilation statistique, quand il y en a une, vient après coup pour confirmer ces impressions.
Cette absence d’étude scientifique de la langue explique d’ailleurs pourquoi les listes de mots nouveaux du Robert et du Larousse divergent tant chaque année. On est essentiellement dans les sensibilités. Si les lexicographes travaillaient sur une base statistique, ils feraient presque le même dictionnaire.
Les dictionnaires commerciaux sont des entreprises où le marketing et la production jouent à plein. Un dico, ça coûte très cher à produire, et ce n’est rentable qu’en masse. D’où les réticences à l’égard des changements importants comme les rectifications, qui demandent de tout revoir et de tout refaire, alors qu’ajouter un « iel » en ligne, ça ne coûte presque rien.
C’est même archipayant sur le plan du marketing. Pour des raisons que je ne m’explique pas, ça fait les manchettes. Je déteste couvrir ces fausses « nouveautés », mais voilà : je suis obligé de chroniquer sur « iel » parce que tout le monde en parle.
Il ne fait aucun doute que les considérations de marketing sont omniprésentes en lexicographie commerciale. Prétendre le contraire revient à se mettre la tête dans le sable. La meilleure histoire en ce sens est l’invention du mot « phubbing (télésnobisme) », qui est apparu en 2013 dans la sixième édition du dictionnaire australien Macquarie. L’agence publicitaire McCann, chargée de publiciser l’ouvrage, a réuni un panel pour créer le mot, pour ensuite faire la promotion du dico en appuyant le marketing sur cette nouveauté fabriquée pour vendre. De la pure manipulation. Ils ne s’en sont jamais cachés : ils ont même réalisé une vidéo sur le sujet.
Dans les années 1990, le Robert était très « français québécois », beaucoup plus que le Larousse. Je ne doute aucunement de la sincérité des lexicographes sur ce point, mais si l’équipe financière les a laissés faire, c’est parce qu’elle voyait très bien le positionnement de niche que ça offrait. En 2021, les temps ont changé, et au Robert, « iels » ont trouvé autre chose.
La version originale de cet article a été modifiée le 23 novembre 2021 pour corriger un terme. Dans le tableau, il fallait lire « celleux », et non « cellexu ».