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Impressions d’Afrique

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On entre chaque fois dans un roman de Echenoz comme on monterait dans un train en marche. On n’a rien manqué, mais quelque chose a déjà eu lieu, on va quelque part. Il ne reste qu’à trouver un siège libre et à se laisser conduire, tout en sachant que la destination, au fond, importe peu.

Producteur et réalisateur de cinéma aux succès en dents de scie, Robert Bristol est un homme préoccupé. Un matin d’automne à , alors qu’il sortait de son immeuble, le corps d’un homme nu — qui pourrait ressembler à l’auteur — s’écrase à quelques mètres de lui depuis une fenêtre du cinquième étage. Mais Bristol n’a rien vu, rien entendu.

Le protagoniste de Bristol, le dix-septième roman de Jean Echenoz depuis Le méridien de Greenwich (Minuit, 1979), s’apprête à tourner une adaptation de Nos cœurs au purgatoire, l’un des romans de la célèbre Marjorie Des Marais, « la femme aux trois cents best-sellers ». Le tournage doit avoir lieu dans le Sud-Est africain, avec « des girafes matérielles et de concrets hippopotames », au risque de plomber le budget de production, mais il lui manque encore l’actrice qui va interpréter le premier rôle.

Par un mélange de séductions et de tractations, de magouilles dignes d’une production de de série B, le premier rôle sera attribué à Céleste Oppen, la protégée de Marjorie Des Marais, qui avait commencé sa carrière « en contribuant à des films plus légers, dont l’un s’intitule Chairs de poules ».

Tandis qu’à Paris l’enquête sinueuse sur le suicide apparent se poursuit, tout ce beau , Bristol et sa suite, techniciens et acteurs, se retrouvera en Afrique, plus précisément à Bobonong, chef-lieu du sous-district de Bobirwa, dans le bassin-versant du Limpopo, au Botswana, à la frontière du Zimbabwe et de l’Afrique du Sud. « On y est et l’air est si brûlant qu’il n’est plus vraiment de l’air : c’est une matière solide aussi compacte qu’un pudding. »

Au milicien africain cinéphile et superbement sapé qui lui demande à quoi ressemblent ses films, Bristol ne fait pas mystère de ses obsessions. « Toujours pareil […], l’amour et l’aventure, vous voyez le genre. » Nous voyons le genre. Qui pourrait être d’Echenoz lui-même, traversé ici de filatures réelles ou factices, d’histoires d’amour souterraines et volatiles, et même d’un peu d’animisme qui nous fait entrer dans la tête d’une vieille maison ou d’une mouche drosophile.

L’écrivain français s’amuse et nous entraîne dans son sillage, glissant ici et là une allitération enjouée (« Froissement feutré, frileux, fragile de la pluie quand elle tombe »), des incertitudes, des fausses pistes et des allers-retours, un narrateur narquois et parfois même récalcitrant. Un narrateur qui est à l’occasion aussi nonchalant que les personnages qu’il anime : « Parfois, sous des cieux étrangers et des climats extrêmes, il vous prend de ces fièvres aussitôt oubliées. Mais parfois pas. Nous verrons bien. »

Et comme c’est souvent le cas aussi chez l’auteur de Cherokee et de Je m’en vais, on a l’impression que tout relève un peu du hasard. Un roman tourbillonnant, pince-sans-rire, plein de chassés-croisés et de courants d’air, qui préfère, comme le suggère Echenoz lui-même, « l’ellipse à l’hypotypose ».

Bristol

★★★ 1/2

Jean Echenoz, Minuit, Paris, 2025, 208 pages

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