India Desjardins : Porter ses lunettes roses avec panache

India Desjardins : Porter ses lunettes roses avec panache

 

Tout lire sur: Revue Les Libraires

Source du texte: Lecture

India Desjardins : Porter ses lunettes roses avec panache
Quatre ans après Mister Big ou la glorification des amours toxiques, son talent d’essayiste se confirme. Cette fois, India Desjardins écrit à l’intention des adolescentes et des jeunes femmes, ce lectorat qu’elle connaît si bien.

À s’en arracher le cœur (Québec Amérique) — c’est le titre du nouveau India Desjardins — se présente comme un ouvrage dense, mais ludique et richement illustré, dans un style graphique qui rappelle Le Dico des filles, sauf que le propos et le trait, celui de LaCharbonne, sont beaucoup plus actuels que dans ce best-seller français qui a fait date et qui n’est pas exactement très progressiste. (Alerte au divulgâcheur : ce titre réédité une fois l’an ne figure pas dans les recommandations d’India.)

Fidèle à ses habitudes, la mère d’Aurélie Laflamme signe un livre qui donnera des ailes à toutes celles qui en parcourront les pages. Elle y déconstruit, l’un après l’autre, et avec une précision presque chirurgicale, les archétypes de personnages féminins et autres clichés narratifs qui pullulent dans les productions culturelles. Les films hollywoodiens, surtout. Et, franchement, tous les cinéastes et scénaristes gagneraient à parcourir cet ouvrage en prenant des notes.

« C’est une libraire qui m’a donné l’élan pour écrire ce livre, Mélanie Durand, de la Librairie Monet, dans le quartier Ahuntsic, à Montréal, raconte India. Elle a communiqué avec moi pour me dire “ce serait le fun d’avoir un Mister Big pour ados”. Ça m’a allumée. »

Célébrer sa « fillette intérieure »
L’un des passages les plus incarnés, mais aussi l’un des plus tristes de son plus récent livre, est celui où India Desjardins rend compte des éteignoirs, comme Marc Cassivi à une certaine époque, qui minimisait alors sa pertinence dans le paysage culturel québécois. Parce qu’il n’avait pas de « fillette intérieure », écrivait le chroniqueur de La Presse, il n’était incidemment pas à même d’apprécier l’adaptation cinématographique d’Aurélie Laflamme. Un argument bancal que la principale intéressée démonte d’habile manière dans son plus récent livre.

Ce passage d’À s’en arracher le cœur prouve une chose : les femmes pétillantes et sensibles, comme India, sont encore sous-estimées. Parce qu’elles aiment les histoires d’amour. Parce qu’elles aiment le rose. Parce qu’elles aiment les proverbiales affaires de filles.

Pourtant, India Desjardins a longtemps été à l’avant-garde : elle était féministe avant qu’une telle chose soit perçue comme cool, avant que le mot, véritable buzzword, ne serve à vendre des livres. « En 2006, quand j’ai sorti Aurélie, on ne disait pas ces choses-là. »

Son éveil s’est pourtant fait de bon matin : avec le personnage de Zoé Cayer (campé par Marie-Soleil Tougas) dans l’émission de télévision Peau de banane, et par l’entremise de Mafalda, l’héroïne de l’auteur argentin Quino. « Mon petit côté justicière sociale vient de là. Ces BD-là, je les dévorais dès l’école primaire. »

Œuvres utiles
On ne change pas; les bandes dessinées féministes font toujours partie des bonheurs de lecture d’India Desjardins. Ces années-ci, l’écrivaine de 49 ans — qui ne les fait tellement pas — se précipite à la librairie dès qu’un album de la Suédoise Liv Strömquist est traduit en français sous l’égide des éditions Rackham. Elle les dévore à une vitesse folle. « Liv Strömquist fait des essais féministes et sociaux en BD. Elle a beaucoup inspiré ma façon d’écrire des essais parce qu’elle est drôle malgré le sérieux des sujets qu’elle aborde. Elle se permet de l’ironie et fait beaucoup de références à la culture pop. Dans les études féministes et sociales, je trouve ça important parce que ça permet d’expliquer des notions ou des concepts complexes avec des exemples concrets. À celles et ceux qui ne l’ont encore jamais lue, je conseille de commencer avec Les sentiments du prince Charles. »

C’est à Sophie Lambda, une autre bédéiste européenne, de France celle-là, qu’elle doit l’une des bandes dessinées qu’elle a le plus souvent suggérée à d’autres. « Quand une fille me confie qu’elle a été dans une relation toxique, ou qu’elle en vit une en ce moment et qu’elle n’est pas capable de s’en sortir, je recommande toujours Tant pis pour l’amour ou comment j’ai survécu à un manipulateur. Je n’ai jamais eu de plainte », conclut-elle en riant.

Jamais trop d’idées nouvelles
À l’heure de la montée de la misogynie qui fait les manchettes ici comme ailleurs, India Desjardins, comme tant d’autres, trouve du réconfort dans les livres, dans la possibilité de comprendre, de saisir l’ampleur de la menace et de savoir où elle prend racine. À cet égard, Le mouvement masculiniste au Québec, un ouvrage collectif dirigé par Francis Dupuis-Déri et Mélissa Blais, a été pour elle une lecture marquante. « C’est le livre dont on a besoin en ce moment, mais c’est aussi le genre de livre qui se ramasse caché dans une librairie, et je trouve ça dommage. Les gens devraient le lire pour comprendre que ce phénomène n’est pas nouveau et qu’il y a des chercheurs qui s’y penchent depuis longtemps. Je pense même que ça pourrait faire l’objet de travaux scolaires à l’école secondaire. »

Toujours au rayon « essais québécois », Miley Cyrus et les malheureux du siècle, une réflexion sur l’âgisme parue dans la collection « Documents » d’Atelier 10, l’habite encore beaucoup. « J’ai adoré ce livre. Je l’ai souvent offert en cadeau… à ceux qui disent “c’était ben mieux avant!”. C’est une belle réflexion posée sur notre rapport à l’époque, notre rapport au passé, comment on trouve toujours que les jeunes ont pas d’allure. Alors que, finalement, on est presque amnésique par rapport à notre propre jeunesse. »

Chez Lux, Ordures! de Simon Paré-Poupart a laissé une forte empreinte en elle. Ce « journal d’un vidangeur » (pour reprendre le sous-titre officiel) a changé sa façon de voir la ville, d’appréhender ses rapports avec ces concitoyens auxquels personne ne semble faire attention. Les éboueurs, en l’occurrence. « Maintenant, je mets la poignée de la poubelle du bon bord et je suis plus empathique envers eux. »

Savoir d’où elle vient
India Desjardins connaît ses classiques et les célèbre. En rafale, elle cite À propos d’amour (« bell hooks avait tout compris ») et Une chambre à soi, de Virginia Woolf. « Souvent, on réduit Une chambre à soi à l’idée d’avoir un salaire et une pièce pour écrire. Mais ce n’est qu’une toute petite partie de ce livre! Une chambre à soi porte vraiment sur la place des femmes, sur la manière dont on les décrit dans les livres. Virginia Woolf parle quasiment du male gaze, et elle parle de la critique qui traite les livres féminins autrement… »

Une autre autrice d’un autre temps, née sous l’ère victorienne elle aussi, peuple son imaginaire. La prochaine aventure créative d’India Desjardins tournera autour de Laure Conan, figure littéraire presque oubliée, la première femme québécoise qui a gagné sa vie avec l’écriture, celle à qui on doit le roman Angéline de Montbrun. « C’est son premier livre et ça devrait être un classique. Je suis en train d’écrire un film sur elle et je veux aussi en faire un essai. C’est rendu ma mission de vie de la faire découvrir à tout le monde. »

Photo : © Julie Artacho

Palmarès des livres au Québec