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Juan Gabriel Vásquez et la malédiction colombienne

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Après avoir passé 20 ans à sonder sans relâche le passif violent de la , celle d’hier et d’aujourd’hui, l’écrivain Juan Gabriel Vásquez pense être encore loin d’avoir épuisé son sujet.

Le 7 mai, le Colombien va recevoir pour l’ensemble de son œuvre le 10e prix Metropolis Azul. Remis dans le cadre du festival Metropolis bleu, à Montréal, il récompense l’auteur d’une œuvre littéraire rédigée en espagnol, en français ou en anglais qui aborde la culture ou l’histoire hispanique.

« Être Colombien, c’est prendre sur son dos une histoire de douleurs, de souffrances et de violence qui ne nous lâche pas, que l’on se sent obligé d’essayer de comprendre. C’est comme une sorte de malédiction », explique Juan Gabriel Vásquez dans son excellent français. Un pays très compliqué, qu’il n’arrive toujours pas à comprendre, avoue l’écrivain que Le Devoir a interrogé en Autriche, avant son passage à Montréal.

Né à Bogotá en 1973 au sein d’une famille d’avocats anglophiles, l’auteur de Chansons pour l’incendie (Seuil, 2021) raconte avoir été marqué à la fois par la génération du boom latino-américain (García Márquez, Vargas Llosa, Fuentes) et par celle de langue anglaise de l’entre-deux-guerres (Joyce, Hemingway ou Faulkner).

« Ils avaient en commun le fait d’être passés par , un endroit presque symbolique. Et quand j’ai eu la révélation que je voulais devenir écrivain, j’ai décidé moi aussi d’aller à Paris. Comme un grand cliché latino-américain », explique-t-il en riant. C’est donc avec de la suite dans les idées qu’il débarquera à Paris en 1996 pour étudier à la Sorbonne, où il passera trois ans.

À voir à Metropolis bleu

« Paris, comme plusieurs villes dans le monde, peut être très cruelle, poursuit Juan Gabriel Vásquez. C’est une ville qui vous embrasse si vous avez du succès, mais qui est très hostile si on est en train d’échouer. Et je crois que j’étais en train d’échouer. Dans le sens où je n’arrivais pas à écrire ce que je voulais écrire. » Après avoirpublié ses premiers livres — deux romans qu’il rejette aujourd’hui —, il raconte avoir ensuite quitté Paris pour aller se « cacher » chez des amis en Belgique, avant de se marier et d’aller vivre à Barcelone, où sa carrière a « recommencé », en 2001, avec Les amants de la Toussaint (Seuil, 2011).

Après 16 années passées en Europe, l’écrivain est retourné vivre en Colombie en 2012. Une longue expatriation qui a changé sa manière de voir son pays, reconnaît l’écrivain. « J’ai toujours cru que c’est l’éloignement, aussi géographique que spirituel, qui m’avait permis d’écrire sur mon pays, en m’offrant une certaine perspective et en me permettant d’échapper aux faits immédiats. La réalité colombienne est très lourde, ça vous pèse. Et la distance m’a permis d’examiner en quelque sorte cette réalité avec une ironie, on va dire, qui apporte aussi une compréhension de romancier. »

Raconter la réalité invisible

À ses yeux, la fiction permet de dire ce que l’histoire ou le journalisme ne peuvent pas exprimer. « Ils nous apportent un récit qui est la première échelle pour comprendre la réalité. Mais il y a aussi un côté invisible, un côté émotionnel ou psychologique, parfois moral, des éléments historiques et sociaux qu’on ne peut pas atteindre autrement. » Le roman permet de raconter le côté caché de la réalité visible, pense Vásquez.

« Je dis souvent que si on veut connaître les faits des guerres napoléoniennes, ajoute-t-il, on lit des livres d’histoire, mais si on veut savoir comment les gens vivaient les guerres napoléoniennes, on lit Guerre et paix de Tolstoï. Les deux nous donnent ensemble la compréhension totale d’un moment historique. »

Avec des romans comme Le bruit des choses qui tombent ou Les réputations (Seuil, 2012 et 2014), Juan Gabriel Vásquez explore avec force et finesse le territoire des mensonges et des demi-vérités de ce pays divisé où la paix semble encore loin.

Le narrateur du Corps des ruines (Seuil, 2017) dit que la Colombie est le « pays de la mort ». Est-ce le cas ? « Je crois que c’est une question à laquelle j’ai essayé de répondre dans tous mes livres. Pourquoi ce talent de la violence colombienne pour se reproduire, pour se réinventer ? Mon expérience de citoyen colombien est inséparable d’une violence qui a plusieurs origines différentes : celle des guérillas, des paramilitaires, celle qui est liée à la drogue. La même question a tracassé les écrivains colombiens depuis le début du XXe siècle. »

Et si la littérature, bien sûr, ne donne pas de réponses ni de solutions, elle permet de découvrir les mécanismes cachés et de « trouver les questions les plus justes ». « C’est ce qu’on peut trouver dans Cent ans de solitude, aussi bien que dans un roman plus récent comme Les armées, d’Evelio Rosero », fait-il remarquer. Des romans qui essaient de mettre en lumière un aspect de la violence colombienne, avec l’espoir, peut-être, d’éclairer les mécanismes profonds de la violence fratricide qui afflige ce pays d’Amérique du Sud depuis trop longtemps.

Un Latino-Américain qui écrit comme un Anglo-Saxon

Pour Isabelle Gugnon, sa traductrice en langue française (et de quelques grosses pointures comme Vilas, Rodrigo Fresán ou Antonio Muñoz Molina), Juan Gabriel Vásquez est un Latino-Américain qui écrit comme un Anglo-Saxon. « Il est clairement l’héritier de grands écrivains anglo-saxons comme Henry James ou Joseph Conrad, estime-t-elle, même s’il se revendique aussi beaucoup de Mario Vargas Llosa. C’est vraiment un raconteur d’histoires. Et c’est cette distorsion de la réalité à travers le prisme de la fiction qui en fait pour moi un immense écrivain. »

Si vérité et fiction forment un couple fidèle aux rapports complexes dans son œuvre, c’est peut-être le reflet de la réalité de la Colombie elle-même. Dans Histoire secrète du Costaguana, un protagoniste affirme que « les Colombiens sont tous menteurs » — ce qui donnerait peut-être une longueur d’avance aux romanciers de ce pays. « Le pouvoir, les forces politiques et religieuses sont toujours dans nos pays des forces narratives qui essaient d’imposer une certaine version de la réalité, passée ou présente. Et la littérature est souvent l’endroit où, comme citoyen, on lève la main et on dit : ce n’était pas comme ça, vous mentez, j’ai une autre version. La littérature essaie de redonner aux individus le droit à leur propre version. »

On dit parfois que les gens heureux n’ont pas d’histoire. La violence, le mal, les cicatrices et les secrets sont-ils les ferments d’une meilleure littérature ? « Je crois que les sociétés heureuses n’ont pas de littérature, ose Juan Gabriel Vásquez. Les sociétés en conflit, en convulsion, produisent des romans parce que le roman est l’endroit où se filtrent les mécontentements d’une société, les frustrations. C’est là où s’exprime le désir de raconter des histoires ou de défendre des valeurs que la réalité interdit. »

En plus de la cérémonie de remise du Metropolis Azul pour l’ensemble de son œuvre (samedi 7 mai, 21 h),
Juan Gabriel Vásquez participera en français à une table ronde intitulée « Violence physique et roman : comment l’écrire ? », avec Myriam Vincent, Dimitri Rouchon-Borie et Perrine Leblanc (dimanche 8 mai, 12 h, 7 $).
 

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