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Kevin Lambert est exténué. « Je ne m’attendais pas à ce que l’automne soit aussi rock’n’roll », confie-t-il alors que nous sommes dans un café de La Petite-Patrie, son quartier, où il a campé une partie de l’action de son troisième roman.
Que notre joie demeure raconte la chute d’une architecte québécoise de renommée mondiale, devenue paria parce qu’elle est accusée de participer à l’embourgeoisement de Montréal. Œuvre sur la culture du bannissement, c’est une incursion magistrale chez une classe dominante convaincue de sa vertu immanente.
Le roman a accumulé les distinctions en France, dont le prestigieux prix Médicis, une première pour un écrivain québécois depuis Dany Laferrière. Il a aussi remporté le prix Décembre, qualifié d’anti-Goncourt parce qu’il couronne des œuvres moins consensuelles.
Le livre a également collectionné les polémiques. En juillet, au moment où les évictions font les manchettes, le premier ministre François Legault le vante sur ses réseaux sociaux : « Des groupes de pression et des journalistes cherchent des boucs émissaires à la crise du logement à Montréal. La difficulté des débats dans notre société. »
Sa perception exaspère Kevin Lambert, qui lui répond que mettre ainsi son livre en avant est « minable » en pleine crise du logement. « Il faut lire les yeux fermés pour ne pas voir comment le portrait de la ville qui est dépeint dans le roman va à l’encontre des politiques destructrices, anti-pauvres, anti-immigrants, pro-propriétaires et pro-riches de votre gouvernement. »
Des mois plus tard, l’écrivain ne regrette rien. « Je choisirais peut-être un autre mot que “minable”, parce que tout le monde s’est arrêté là plutôt que de parler de la question de fond, dit-il. J’avais l’ambition que la littérature s’insère dans le débat. »
La controverse se dissipe, mais une autre l’attend en septembre. Tandis que Que notre joie demeure est sélectionné dans la première liste pour le Goncourt, l’écrivain français Nicolas Mathieu, lui-même lauréat en 2018, lui reproche le recours à une « lectrice sensible » pour définir avec plus de justesse un personnage d’origine haïtienne.
Le milieu littéraire français tient sa controverse. Kevin Lambert multiplie les entrevues pour s’expliquer. L’expérience est amère. À La grande librairie, émission culturelle phare de France 5, les invités font même un débat sur lui… sans lui.
« J’avais l’impression d’être clair et de déconstruire beaucoup de malentendus et de raccourcis. Mais le milieu avait déjà pris position et ne voulait pas vraiment connaître mon point de vue. Ç’a associé ma tête à un concept, comme si j’étais le représentant de la littérature woke. »
Sur le fond, Kevin Lambert persiste. « Des lecteurs sensibles, ce n’est pas de la censure ni un moyen de représenter des groupes minorisés de façon positive. Je ne veux pas me cantonner à écrire sur moi ou mon vécu. J’aborde des questions qui me dépassent. Et j’ai une responsabilité de donner le portrait juste d’un milieu. »
L’auteur, né à Chicoutimi en 1992 dans une famille « zéro littéraire et zéro politique », ne lisait que Harry Potter et des romans de fantasy. Mais au cégep, un cours de création littéraire a ouvert une brèche. « Je me suis rendu compte que j’écrivais toujours dans ma tête. »
Il a ainsi opté pour la création littéraire à l’Université de Montréal en 2012. C’était également une fuite. « Je quittais un gros village, conservateur et homophobe. Tout ce qui sortait de la norme était rejeté. Et pour éviter d’être intimidé, pour être au-dessus de tout soupçon, j’intimidais aussi. »
Cette colère transpire dans son premier roman, Tu aimeras ce que tu as tué (2017), une fable où Chicoutimi tue ses enfants. L’histoire est inventée, mais les émotions sont réelles, dit-il.
Son deuxième roman, Querelle de Roberval (2018), est inspiré par sa famille élargie. « Ça parle d’une grève dans une scierie au Lac-Saint-Jean, avec une trame gaie très sexuelle. Pour moi, c’était la recette pour un échec. » Et pourtant, le livre a séduit ici comme en France, où il s’est retrouvé en lice pour le Médicis.
Entre les polémiques et la promo, Kevin Lambert n’arrête pas. Il a envoyé le manuscrit de son prochain roman à la fin octobre, il travaille au scénario de Querelle, le film tout en planchant sur son postdoctorat. Mais vous ne le verrez pas participer à des quiz. « Je n’interviens pas quand ce n’est pas lié à la littérature ou à l’art. Elle est là, ma limite. Je veux apporter quelque chose de riche dans les contraintes qu’on me propose, mais je n’ai aucun plaisir à me voir à la télé. »