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La bédé, un dessin à dessein

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Benoît Mitaine est professeur à l’Université Paul Valéry de Montpellier, en France. Spécialiste de la bande dessinée, il revient sur l’explosion créative des dernières années, qui utilise le dessin pour documenter des sujets sociopolitiques, en contraste avec les pratiques caricaturales et humoristiques de Charlie Hebdo.

Bédéreportage, mook ou documentaire graphique : quels termes préférez-vous et quelles choses désignent ces mots ?

Il existe une différence de nature et de fonction entre les termes : le mook est un support. En gros, c’est un magazine élégant et collectionnable que l’on gardera comme un book. Le mook est régulièrement illustré ou porteur de documentaires graphiques, mais rien d’obligatoire. L’illustration graphique ne fait pas le mook ; le mook n’inclut pas obligatoirement de la bédé. En France, les références les plus en vue de mook qui intègrent du bédéreportage sont XXI, La Revue dessinée et Topo. Quant à « bédéreportage », « documentaire graphique », « journalisme graphique » [et] « bédéjournalisme », tous ces termes sont pertinents et sont censés porter des réalités de traitement spécifiques. Le reportage est théoriquement le fruit d’un déplacement et renvoie à une forme de journalisme pour recueillir de l’information sur un événement présent. À l’inverse, dans la théorie, le documentaire graphique collera moins à l’actualité, pourra être traité sur le long terme et pourra être injecté dans le mook quand bon semblera au rédacteur en chef. C’est donc davantage du journalisme de stock.

En quoi est-ce du journalisme ?

C’est du journalisme, premièrement car le postulat de départ est qu’il doit s’agir de non-fiction, c’est-à-dire de bande dessinée du réel qui raconte des faits vérifiables, sourcés, documentés et qui ont fait l’objet d’une enquête minutieuse. S’il y a fictionnalisation, on entre dans une autre catégorie. Deuxièmement, ce que l’on observe en France depuis l’avènement de XXI et de La Revue dessinée, c’est que, très souvent, les scénaristes sont des journalistes professionnels qui sont mis en contact avec des dessinateurs de bandes dessinées par les éditeurs ou les rédacteurs en chef des mooks. Le bédéreportage, comme l’est d’ailleurs le reportage des grands reporteurs, est du journalisme narratif [terme très important] qui s’approche naturellement de la littérature en ce qu’il est le fruit d’un récit plus personnel, qui tient un peu du récit de voyage, d’un déplacement sur un terrain afin non seulement de relater, mais aussi et souvent de dénoncer quelque chose. C’est donc souvent un engagement. La dimension subjective et personnelle y prend une place importante par rapport aux autres sections d’un journal, et il n’est pas rare que les émotions, voire une opinion personnelle, apparaissent. Il n’est pas étonnant que le gonzo journalism ou le new journalism soient souvent invoqués dans le bédéreportage. Les sujets traités sont souvent polémiques et les bédéreportages, s’ils sont des commandes, visent souvent à ancrer le mook dans une ligne éditoriale et politique claire (souvent à gauche, pour faire simple).

Quel est le rapport avec l’autre grand genre du dessin de presse, la caricature, d’ailleurs très pratiqué par Charlie Hebdo ?

Le lien est très fort, car la caricature est la racine du dessin de presse, et le dessin de presse est une des souches de la bande dessinée. Toutefois, là où le dessin de presse est une production de flux qui réagit à une actualité brûlante, le bédéreportage ne pourra jamais vraiment être une réaction à chaud, à part sur un format très court, parce que la bédé est un art de la lenteur. Par ailleurs, à la différence du dessin de presse à la Charlie, le bédéreportage recourt bien moins à l’humour. Il ne s’agit pas de faire dans la punchline ou la caricature en trois traits et deux mots, mais, au contraire, de développer une réalité afin d’apporter une démonstration.

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Quel est le public cible ?

Le public cible [est tout le monde], à en croire le succès éditorial rencontré par les mooks (qui tirent à plus de 30 000 exemplaires) et certains albums de non-fiction qui dépassent en France les 100 000 exemplaires. Le scandale des algues vertes en Bretagne a d’ailleurs donné lieu à des reportages radio, puis à des feuilletons dessinés dans La Revue dessinée, puis à un album de bande dessinée basé sur les feuilletons prépubliés (Algues vertes. L’histoire interdite, d’Inès Léraud), puis à un film. Si l’on pense au mook Topo, avec son sous-titre « l’actu dessinée pour les — de 20 ans », La Revue dessinée, XXI et tous les albums à succès, on peut difficilement parler d’un public cible. Ce n’est plus un marché de niche pour bobos, c’est un vaste phénomène éditorial, qui ne cesse de se confirmer depuis plus de 15 ans en France.

De quand datent les premiers exemples ?

Si l’on parle de mook, il faut remonter à 2008 avec XXI, puis à 2013 avec La Revue dessinée. D’un point de vue originel, on pourrait remonter à Maus, de Spiegelman (1980-1991), qui a décloisonné totalement la bande dessinée d’un point de vue thématique. Maus est l’ouvrage fondateur de la bande dessinée moderne. Un véritable big-bang. Toutefois, si l’on se focalise sur le phénomène du journalisme graphique et narratif, Joe Sacco est alors la figure totémique absolue de ce mouvement. Il s’est fait connaître avec sa série Palestine (1993-1995) et il continue depuis lors à nous surprendre avec des reportages aussi bien sur les Premiers Peuples du Canada, la misère aux États-Unis ou en Inde, la guerre en Europe, en Palestine, etc.

 Est-il juste de parler d’une explosion de la production du bédéreportage et du dessin documentaire ?

Ensuite, depuis les années 2000, avant même l’arrivée des mooks, grâce au succès remporté par certains auteurs comme Joe Sacco, Emmanuel Guibert (Le photographe), Étienne Davodeau, Philippe Squarzoni (Saison brune), etc., la bédé documentaire et le bédéreportage ont le vent en poupe et contribuent au renouveau tant du journalisme que de la bande dessinée. C’est ainsi que des figures françaises du journalisme d’investigation, comme Benoît Collombat (Sarkozy-Kadhafi. Des billets et des bombes), Inès Léraud (Algues vertes. L’histoire interdite), Denis Robert (L’affaire des affaires) et d’autres passent à présent de temps en temps par le journalisme graphique pour essayer de toucher un public aussi large que possible. Il s’agit aussi de donner une existence plus durable aux reportages, car une bande dessinée a une durée de vie supérieure à celle d’un simple essai. La bande dessinée agit comme un fixateur ou un retardateur d’obsolescence. C’est un gage de survie contre l’infobésité et l’obsolescence programmées des objets culturels.

Comment s’explique cet essor ?

Difficilement. Il ne peut y avoir que des hypothèses. Tout d’abord, la France, la Belgique et la Suisse francophone constituent le premier des bastions de la bande dessinée indépendante au niveau mondial (je veux bien rajouter le Québec, mais je maîtrise moins bien la production outre-Atlantique). Des auteurs comme Joe Sacco, Davodeau ou Emmanuel Lepage ont démontré qu’il existait un marché pour la bédé de non-fiction et le documentaire à la première personne. Ces formes narratives sont perçues par le lectorat comme des témoignages authentiques, qui ne mentent pas, à la différence des productions journalistiques mainstream, souvent devenues objets de méfiance par le grand public. La circulation de l’information n’est plus verticale, comme ce fut le cas tout au long de l’histoire, jusqu’à l’arrivée des réseaux sociaux. L’information circule à présent aussi bien verticalement qu’horizontalement, et la bande dessinée est devenue un de ces nouveaux canaux de circulation horizontale de l’information, avec un rythme bien à lui, une esthétique particulière, de l’élégance, de la beauté, de l’humour, bref une signature humaine, tout ce qui a disparu dans le journalisme vertical et mainstream au nom d’une pseudo-objectivité.

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