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Qu’on le veuille ou non, en matière de gastronomie tyrannique, le modèle romain et suétonien, avec son faste atroce et son inventivité festoyante, a quelque chose de rassurant par sa cohérence. A qui se gave de pouvoir et se délecte de caprices autocratiques il semble normal de se nourrir à une table croulant d’opulence, d’offrir des mets insolites et, surtout, d’enrichir une cave d’Ali Baba aux quarante sommeliers. Rien de plus angoissant qu’un tyran frugal, à tout le moins étranger à la frénésie papillaire.
Pareilles évocations constituent les moments les plus troublants d’A la table des tyrans, de Christian Roudaut, historien avisé du pouvoir politique. On y est convié tour à tour à la table de six césars ; notamment Mao, pour qui « la révolution n’est pas un dîner de gala », et qui intime à tout bon révolutionnaire le devoir de forcir son assiette du piment le plus rouge ; Adolf Hitler, végétarien ascétique, amateur de soupe d’avoine et de pommes de terre à l’huile de lin, dont un plat de spaghettis tout bête constitua l’ultime dîner ; Staline, empereur des porteurs de toast, dont la table fort classique, aux agapes interminables, est le lieu d’un « jeu de chaises musicales macabres », dont Nikita Khrouchtchev a pu dire qu’on ne savait jamais, en la quittant, si c’était pour le lit ou pour la geôle ; ou encore Saddam Hussein, immergé dans le luxe, se faisant servir, en mémoire de son enfance miséreuse, une « soupe de poisson des voleurs » conçue dans sa ville natale. Un tour des tables totalitaires où rien n’est gratuit, où la politique et la nostalgie investissent la carte et les cuisines, et où la révolution du palais n’est pas vraiment de mise.
Si le banquet compte, avec le défilé militaire et le discours aux foules, parmi les moments-clés du train de vie dictatorial, l’anarchisme n’évoque pas spontanément les arts de la table, mais plutôt les colonnes de la soupe populaire ou les distributions sauvages et justes de denrées alimentaires. En réalité, comme le montre le passionnant Gastronomie et anarchisme, du sociologue Nelson Mendez, le peuple du drapeau noir a toujours été hanté, depuis La Conquête du pain, de Pierre Kropotkine (1892), par la justice et la révolution alimentaires. Elément important, la gastronomie n’y est pas entendue comme une délectation élitaire, mais comme l’aboutissement concret d’une réflexion sur l’acte nutritif, sur le travail dans les secteurs de l’alimentation.
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