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« Quand je serai vieux, chantait Brel en 1967, je serai insupportable ! » C’est en effet une des jouissances du grand âge de semer la terreur parmi un entourage désemparé, de clamer publiquement des propos intolérables ou d’œuvrer à des manigances redoutables.
Dont acte avec les quatre hallucinants gérontes amoureusement mis en scène par le romancier et dramaturge suisse Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) dans La Panne (1956), pierre d’angle de l’humour noir contemporain qui fait de l’avarie moteur un agent du destin. Sa Studebaker tombant en panne en pleine campagne, Alfredo Traps, VRP, est hébergé par un juge à la retraite. Convié à un festin nocturne, il s’y retrouve en proie à trois figures de carnaval, ex-procureur, avocat et bourreau, 245 ans à eux trois. Leur sport préféré : jouer à juger et condamner les visiteurs d’un soir, cadeau du destin. Le procès s’engage, qui voit notre pauvre Traps s’alcooliser à frôler le ravin et s’empêtrer dans le scénario de sa récente promotion, en faisant le fruit d’un homicide prémédité. Rassurons-nous, cela finira mal. Machine infernale à retardement, au tic-tac de plus en plus assourdissant, La Panne fait de la justice non un sacerdoce civique, mais une comédie verbale, une sarabande rhétorique, noire et absurde. Après La Promesse (2023), merci à la collection « Totem » de nous permettre de renouer (remarquable nouvelle traduction) avec ce frère helvète de Kafka et Boulgakov.
Quatre-vingt-dix-neuf ans bien sonnés au beffroi du délire – sa mère en a 120 –, Marion Leatherby, l’héroïne intempestive du Cornet acoustique, de Leonora Carrington (Flammarion, 1976), donne sens à sa vie en tricotant du poil de chat dans sa résidence mexicaine. Existence méthodique qui se voit bouleversée par deux événements considérables : le cadeau, par son amie Carmella, d’un cornet acoustique qui lui permet d’ouïr à nouveau la rumeur du monde et les papotages fielleux des siens, puis son exil dans une maison de retraite paranormale où les antiques résidentes gîtent dans des pavillons en forme d’igloo ou de gâteaux d’anniversaire, cette petite cité tanguant entre Lewis Carroll (1832-1898) et la série Le Prisonnier (1967). Là, elle affrontera le couple directorial des Gambit et se laissera emporter par la figure d’une abbesse orgiaque, multipliant les expériences hors norme, c’est-à-dire enfin excitantes.
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