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Christophe Premat est professeur associé en études françaises (études culturelles) et responsable du Centre d’études canadiennes de l’Université de Stockholm.
La littérature autochtone s’affirme au Québec. Cette littérature a émergé en 1976 avec la publication du livre autobiographique d’An Antane Kapesh (1926-2004), Je suis une maudite sauvagesse. Une nouvelle phase est désormais atteinte depuis quelques années alors que la multiplication des conférences et des festivals attestent d’un fort ancrage éditorial.
Certaines maisons d’édition, telles que Mémoire d’encrier ou La Peuplade, ont contribué à la découverte et à la valorisation de ce patrimoine au Québec. Plusieurs titres se classent désormais dans les meilleures ventes au Québec, comme Kukum, de l’écrivain et journaliste aux racines innues Michel Jean. Paru en 2019, il est l’un des plus grands succès littéraires québécois des dernières années, avec plus de 200 000 livres vendus. Le récit fera l’objet d’une adaptation théâtrale présentée au TNM cet automne.
Directeur du Centre d’études canadiennes de l’Université de Stockholm, je travaille particulièrement sur la littérature autochtone canadienne. Mon plus récent article, « Penser une ontologie décoloniale », à partir du Manifeste Assi, de Natasha Kanapé Fontaine, a obtenu le prix 2023 du meilleur article du British Journal of Canadian Studies.
La littérature, une réaction à la barbarie
Le succès de cette littérature va de pair avec une reconnaissance progressive de l’identité des Premières Nations au Canada, même s’il reste beaucoup de chemin à faire. Ce travail institutionnel est ainsi illustré par les conclusions de la Commission de vérité et réconciliation (2007-2015) qui a révélé la maltraitance de générations d’enfants autochtones dans ce qu’on a appelé les « pensionnats indiens ».
De nombreux témoignages ont été déposés et analysés pour comprendre les raisons de cette acculturation dont l’objectif était bien de « tuer l’Indien » et de séparer les enfants de leurs familles pour en faire de vrais citoyens canadiens et leur donner une éducation chrétienne. Le dernier pensionnat a fermé ses portes en 1996 au Québec, mais le traumatisme continue de toucher des générations autochtones qui ont perdu leurs racines.
La littérature autochtone francophone est d’abord une réaction à cette barbarie. Elle cherche à donner une autre image des Premières Nations. Que ce soit dans Atuk de Michel Jean ou dans Kuei, je te salue de l’écrivaine et artiste multidisciplinaire innue Natasha Kanapé Fontaine (en dialogue avec le journaliste et écrivain Deni Ellis Béchard), la question des écoles résidentielles est abordée comme l’un des pires symboles de la pensée coloniale.
Sur le plan politique, d’autres crises ont révélé des formes de racisme systémique, à l’instar de la crise d’Oka en 1990, et le projet de construction immobilière sur un cimetière mohawk. Cette crise avait mis en évidence un fort moment de tension avec l’intervention de l’armée fédérale.
Récemment encore, l’affaire Joyce Echaquan, en 2020, a choqué l’opinion publique. Cette femme autochtone est décédée après un manque de soins de la part du personnel de l’hôpital Saint-Charles-Borromée, dans la région de Joliette, au Québec.
La redécouverte de la poésie et du roman
Les écrivains francophones prennent régulièrement position sur ces crises, comme la poétesse, écrivaine et activiste innue Rita Mestokosho l’a fait en 2009 sur le projet d’installation d’une centrale électrique sur la rivière Romaine.
La littérature autochtone se manifeste d’abord comme un cri politique contre l’invisibilisation de ces communautés. Ce cri rappelle d’une certaine manière celui de la négritude de l’écrivain et homme politique martiniquais Aimé Césaire, comme l’a rappelé Natasha Kanapé Fontaine dans son Manifeste Assi publié en 2014.
L’intérêt de cette littérature ne se limite pas uniquement à la dimension politique, certes inévitable, car il touche également au style. La plupart de ces écrivains font preuve d’un style concis avec notamment l’utilisation de poèmes courts et incisifs comme ceux de la poétesse et scénariste innue Joséphine Bacon dans Bâtons à message : Tshissinuatshitakana publié en 2009. Le roman lui-même est réinvesti à la manière de Kuessipan de la romancière et enseignante innue Naomi Fontaine, publié en 2011, dont les chapitres accumulent des phrases courtes avec une ponctuation laissant le temps au lecteur d’appréhender les non-dits.
Le dernier roman de l’écrivain et comédien d’origine crie, curateur au Musée de la civilisation, Bernard Assiniwi, La saga des Béothuks, publié en 1996, fait ici figure d’exception, car l’auteur réévalue le roman historique en adoptant le point de vue d’une communauté autochtone de Terre-Neuve qui a disparu au contact des colons, les Béothuks. Le roman puise dans la saga pour faire apparaître un contre-récit fascinant adossé à une chronologie rigoureuse.
Plus récemment, l’énorme succès de Michel Jean (près d’un demi-million de livres vendus) avec les parutions d’Amun et de Kukum en 2019, Elle et nous en 2021 et Wapke en 2023 témoigne d’un intérêt du lectorat francophone pour une présentation simple du mode de vie autochtone. Michel Jean n’adopte pas un ton militant, mais constate depuis une dizaine d’années une influence grandissante de cette littérature.
Écrire quand on est autochtone
La littérature autochtone mérite une attention accrue, car elle redéfinit la notion d’auteur et d’autrice. Ces écrivains et écrivaines ne se consacrent pas uniquement à leurs textes, ils ont la plupart du temps d’autres activités parallèles (travailleurs sociaux, représentants politiques, journalistes). Ils se perçoivent davantage comme des médiateurs culturels soucieux de faire apparaître une autre manière de penser le monde où les humains sont insérés dans des chaînes de solidarité et de coopération, un peu à la manière de ce que décrivait l’écrivain martiniquais Édouard Glissant dans sa philosophie de la relation.
Cette littérature tient les raisons de son succès dans l’exploration de la pensée autochtone. Elle donne les clés d’une nouvelle compréhension de l’environnement à l’heure où les sociétés s’épuisent dans l’angoisse des effets de la prédation et du changement climatique. Elle peut aussi proposer des méthodes de communication non violente entre les héritiers des colons et les populations autochtones, comme l’a montré le superbe dialogue entre Natasha Kanapé Fontaine et Deni Ellis Béchard, Kuei, je te salue, conversation sur le racisme, qui a été complété dans sa réédition de 2021.
La littérature autochtone au Québec, en plein essor depuis 1976, réagit à l’effacement historique et témoigne des injustices subies par les Premières Nations. Soutenue par des maisons d’édition comme Mémoire d’encrier, elle se distingue par son style unique et redéfinit la notion d’auteur. Cette littérature enrichit notre compréhension de l’environnement et des relations sociales, offrant des clés pour une communication non violente fondée sur l’empathie et une meilleure reconnaissance des identités autochtones.
Le fait nouveau est qu’elle n’est plus seulement liée au combat pour la survie des communautés autochtones. Elle s’intègre désormais pleinement aux littératures francophones, sortant ainsi des marges. En d’autres termes, elle a su dépasser le piège de l’exotisme pour s’affirmer comme une littérature à part entière.