Source : Le Devoir
La poésie connaît un engouement sans précédent au Québec. En 2021, 67 992 recueils ont trouvé preneur en librairie : un bond de 43 % par rapport à 2020, selon les chiffres du Bilan Gaspard du marché du livre. Depuis cinq ans, chaque année le rayon poésie fait systématiquement mieux que l’année précédente.
Bien que la croissance semble impressionnante, on ne se lance pas en poésie en espérant faire fortune. Les ventes de recueils ne représentent que 0,6 % des parts du marché général du livre, et 3 % si on se restreint au secteur de la littérature.
Ça ne signifie pas qu’il n’y a pas de quoi se réjouir. L’enthousiasme est palpable, et se dirige principalement vers les poètes actuels d’ici. En 2011 et 2012, alors que la poésie n’occupait que 0,3 % du marché des ventes, les deux recueils les plus vendus étaient des rééditions de Gaston Miron et de Charles Baudelaire. Bien que ces auteurs fassent encore bonne figure, ils sont aujourd’hui détrônés par la prose d’écrivains contemporains tels que Benoit Pinette (La mémoire est une corde de boîte d’allumage, La Peuplade), Joséphine Bacon (Uiesh. Quelque part, Mémoire d’encrier) et Camille Readman Prud’homme (Quand je ne dis rien je pense encore, L’Oie de Cravan).
Difficile de cerner la source exacte de ce nouveau souffle. Or, pour plusieurs intervenants rencontrés pour ce dossier, l’impulsion et l’audace des Éditions de l’Écrou, qui ont cessé leurs activités en 2021, ne seraient pas à écarter.
Avec son parti pris pour une poésie décomplexée, percutante et résolument ancrée dans son époque, la maison a lancé la carrière d’auteurs et d’autrices de la trempe de Maude Veilleux, de Frédéric Dumont et de Marie Darsigny, en plus de donner à des milliers de personnes le goût de lire et d’écrire de la poésie. Surtout, elle est parvenue à toucher un public plus récalcitrant au milieu : les jeunes.
« L’Écrou n’a certainement pas été accessoire dans cet engouement actuel pour la poésie québécoise, affirme Nicholas Giguère, poète et chargé de cours à l’Université de Sherbrooke. Ses œuvres brutes, viscérales et très orales avaient le courage de parler d’enjeux concrets et actuels, qui touchent les jeunes. Elle a sorti la poésie de sa forme obscure et de son décorum figé. Elle a montré la voie à d’autres. »
Un espace à occuper
En mars, les Éditions Boréal ont ainsi lancé la nouvelle collection Brise-glace, qui propose une poésie authentique et directe destinée aux adolescents et aux jeunes adultes. « Les ados ressentent en permanence cette intensité qui se trouve naturellement dans la poésie, souligne Catherine Ostiguy, directrice littéraire jeunesse de la maison. Ils sont un public tout désigné, au fond. J’avais envie de leur montrer que la poésie peut s’adresser à eux et parler leur langage. »
Les deux premiers titres, Kaléidoscope mon cœur de Kristina Gauthier-Landry et Tiens-toi droite de Lucile de Pesloüan, reçoivent déjà d’excellents échos. « Les professeurs, les bibliothécaires et les libraires sont au rendez-vous. On sent que c’est dans l’air du temps, qu’on ne s’est pas trompés. »
En avril, les éditions jeunesse La Bagnole lui emboîtaient le pas avec la nouvelle collection fuwa fuwa — un terme japonais qui signifie « aéré » — avec deux publications : Dessiner dans les marges et autres activités de fantômede Carolanne Foucher et Besties d’Alexandra Campeau ; des textes punchés et habités d’une grande liberté.
À La courte échelle, la section poésie destinée aux adolescents existe depuis 2002. Après quelques années de latence, elle renaît depuis peu de ses cendres, avec des recueils d’auteurs confirmés de la veine de Simon Boulerice, de Jean-Christophe Réhel, de Virginie Beauregard D. et de Daphné B.
« La collection était en dormance depuis quelque temps lorsque j’ai rencontré Pierre Labrie, auteur du livre La poésie, c’est juste trop beurk ! (Soulières, 2017), qui tente d’intéresser les enfants au genre, raconte l’éditrice et directrice littéraire Carole Tremblay. Il racontait qu’il y avait énormément de demandes pour des ateliers autour de la poésie, parce que les professeurs connaissent peu — voire pas du tout — le sujet. Ça a éveillé en moi le goût de donner un nouveau souffle à cette collection. »
Les oeuvres brutes, viscérales et très orales [des Éditions de l’Écrou] avaient le courage de parler d’enjeux concrets et actuels, qui touchent les jeunes
Encore une fois, La courte échelle propose des textes brefs, imagés, presque narratifs, qui permettent aux jeunes de reconnaître leur réalité ou leur ressenti en quelques lignes. « La réception nous a franchement étonnés. On pensait contribuer à agrandir l’offre de poésie pour la jeunesse, mais on ne pensait pas que les écoles, les enfants et la critique répondraient avec un tel enthousiasme. Les professeurs sont contents de pouvoir enseigner des textes qui parlent de ce que leurs élèves vivent aujourd’hui. Les jeunes, eux, sentent qu’ils sont capables de les comprendre et d’en créer. C’est beau à voir. »
Investir les rues et le Web
Au-delà des publications traditionnelles, le milieu littéraire comme les aspirants poètes font des pieds et des mains pour que la poésie soit vue, entendue, partagée et créée dans le plus grand nombre d’endroits possibles.
Les réseaux sociaux, par exemple, sont tout indiqués pour joindre un public moins traditionnel. Les fragments poétiques de la poétesse canadienne Rupi Kaur sont devenus viraux sur Instagram avant d’être publiés sous la forme de deux recueils vendus à plus de sept millions d’exemplaires dans le monde.
La diffusion sur les réseaux sociaux ne se traduit pas toujours en vente, mais elle offre une visibilité, un espace d’exploration, une porte d’entrée pour plusieurs auteurs de la relève. « Au début de ma carrière, je publiais des poèmes presque chaque jour sur Facebook, se rappelle l’écrivaine Daphné B. C’était un travail inachevé, des brouillons. Mais les gens commentaient, aimaient mes publications, et ça me donnait une certaine confiance dans ma démarche. J’avais développé un lectorat et un public avant même de publier. »
Dans le monde physique, les scènes, les lieux de diffusion, les micros ouverts et autres soirées littéraires se multiplient. Le genre sort de son carcan pour investir les rues, les parcs, les bars, les classes, les balados et les salles de spectacle.
« Par le passé, la relation des jeunes avec la poésie passait beaucoup par la musique, indique la codirectrice générale et directrice artistique de du Festival de la poésie de Montréal, Catherine Cormier-Larose. Aujourd’hui, les comédiens, les rappeurs, les chanteurs se la réapproprient et lui redonnent ses lettres de noblesse. La poésie, c’est autant du rap que de la prose, du slam, du spoken word… C’est une performance. »
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