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«La Realidad»: voyage au Mexique sans boussole

 

Le Devoir Lire

En 2003, Neige Sinno s’envole de Detroit avec une amie pour se rendre au Mexique, dans les montagnes au sud-est du Chiapas. Les deux jeunes femmes ont l’espoir de rencontrer le fameux sous-commandant Marcos pour lui apporter des livres de théorie marxiste. L’homme à la pipe et au passe-montagne, icône de la lutte altermondialiste, se trouverait dans un village appelé La Realidad — qui signifie en français « la réalité ».

L’écrivaine franco-mexicaine était alors « une gamine de 25 ans qui ne comprenait rien à rien ». Après ce voyage improvisé, fait « sans préparation et sans but » — peut-être même raté, raconte-t-elle —, « nous avons continué à ne rien comprendre ».

La Realidad, « étrange chronique de l’exil », récit de voyage initiatique, est le tout premier texte autobiographique de Neige Sinno. Un livre rempli de questions écrit avant Triste tigre (P.O.L), avec lequel, à 44 ans, elle avait décidé de raconter avec force et avec calme « l’extrême violence sans violence », les viols que son beau-père lui a fait subir entre l’âge de 7 et 14 ans.

On la retrouve en France, au Pays basque, où elle vit aujourd’hui, le temps d’un entretien téléphonique à propos de la réalité, de la fiction et de cet espace flottant qui s’introduit parfois entre les deux.

« Dans la non-fiction, j’ai l’impression, les questions, que c’est plus intéressant, confie Neige Sinno. Le fait que ça soit ouvert, qu’il reste du doute… C’est une énergie qui est pour moi plus libre, plus riche, que d’essayer d’asseoir un point de vue. Et en même temps, je comprends bien qu’à une époque où on est tous dans l’incertitude, on soit à la recherche de repères. On aimerait bien parfois trouver dans les livres des boussoles. Mais ce n’est pas ce que je crois être capable de faire. »

À San Cristóbal de Las Casas, Neige Sinno et Maga, une Espagnole, débarquent avec le contact d’une amie d’amie qui aurait des relations avec les réseaux zapatistes. « On rêvait à haute voix. On s’aimait. On s’engueulait. On fumait au volant. On avait les cheveux sales, des tresses avec des plumes dedans, des sandales en cuir, des idées fausses. »

Aller simple pour le Mexique

Peu à peu, alors que prend forme l’impossibilité d’atteindre leur destination, le voyage bascule vers autre chose, la réalité sort de ses gonds, les souvenirs affluent en désordre. C’était le premier contact de Neige Sinno avec le Mexique. Elle y fera des rencontres déterminantes avant de retourner s’y installer en 2005.

On se dit que le nom de ce village, La Realidad, pourrait avoir été inventé. Il existe bel et bien, même s’il sent le romanesque à plein nez. Cette histoire, Neige Sinno a l’impression qu’elle lui a été servie sur un plateau. « Dès qu’on l’a vécue, j’ai commencé à écrire sur cette histoire. Je l’ai transformée, je l’ai mise dans des nouvelles, dans un poème, dans un roman. Sous différentes formes, c’est une anecdote que je n’ai cessé de travailler et qui n’a cessé de travailler à l’intérieur de moi. Je l’aurais peut-être même oubliée si le village avait eu un autre nom. »

Dans La Realidad, voyage physique et voyage intérieur se mêlent, se rendent visite. L’écrivaine y entre par exemple en dialogue avec Antonin Artaud, qui visite le Mexique et les paradis artificiels chez les Tarahumaras ; elle nous plonge au cœur des combats zapatistes du début des années 2000 ; elle s’émerveille du surgissement du féminisme latino-américain ; elle interroge, avec le désir de décoloniser elle-même sa pensée, le regard du « monde blanc » sur les réalités autochtones.

Mais le sujet du livre, assure l’écrivaine, est lié au fond « avec l’impossibilité de maintenir une même opinion, une vision sur un sujet, un événement, une idée, au fil des années ».

Ainsi, la forme du livre est nourrie de ce principe d’incertitude, raconte Neige Sinno. Son intention première était d’ailleurs que sa lecture soit elle-même comme un voyage, une aventure. « Une des choses qui étaient importantes pour moi, c’est qu’à un moment donné du livre, on se sente perdu et qu’on se demande : “Ça va où ?” »

À l’origine, le Mexique comme destination exotique ne comptait pas autant que la nécessité qu’elle avait à l’époque de se projeter dans de l’inconnu, assure-t-elle. « Mais ce n’est pas parce que j’ai passé 20 ans au Mexique que je peux me dire que maintenant je comprends. Je comprends certaines choses, et puis il y a plein d’autres endroits où je me rends compte que je comprends encore moins. »

Car, où qu’on se trouve, la réalité est mouvante, insaisissable, nous dit Neige Sinno. « On ne voyage pas de l’ignorance à la vérité, mais d’une ignorance à une autre », écrit-elle dans ce livre qui met aussi en question la notion de récit de voyage. La seule certitude, écrit-elle, « c’est que nous ne sommes jamais arrivées à La Realidad ».

Un récit de formation

Les questions y apparaissent en plus grand nombre que les réponses. D’où cette interrogation qui saisit les voyageuses comme les lecteurs : peut-on seulement comprendre quelque chose ?

« C’est une grande question du livre, admet Neige Sinno en riant. C’était aussi une grande question dans Triste tigre. Je ne sais pas si c’est une obsession, mais en tout cas c’est quelque chose qui revient beaucoup chez moi. » Une question qui articule selon elle la relation entre littérature et philosophie : le désir incontrôlable de donner du sens, d’avoir envie de comprendre. Et la constatation au même moment de l’impossibilité de raconter ou d’expliquer une vie.

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« C’est un peu triste, un peu mélancolique, mais en même temps, c’est quelque chose qui nourrit mon travail. Ça m’envoie sur la route. Dès que je trouve un endroit comme ça, où ça coïncide, je sais que c’est intéressant pour moi. »

Elle cite le poète espagnol Antonio Machado, pour qui c’est en marchant que le chemin se fait. Une manière d’avancer qui résumerait peut-être, au fond, sa poétique littéraire : une narration qui se construit en écrivant, une écriture qui s’enrichit de digressions et de pas de côté. Triste tigre, qui forme un diptyque avec La Realidad, avançait un peu de la même façon.

Les deux livres, chose certaine, interrogeaient les liens entre la littérature et la vie. Une autre des questions profondes auxquelles carbure Neige Sinno, qui raconte s’être elle-même représentée dans le livre comme « la fille qui a lu trop de livres et qui a peur que ces livres l’empêchent de vivre », contrairement à sa compagne de voyage, « qui est dans la vie pure ».

Dans La Realidad, qui est aussi un récit de formation, l’écrivaine se dévoile peut-être davantage, d’une certaine façon, que dans Triste tigre. Un chemin qui n’a pas été évident, admet-elle. « Il y avait chez moi une très grande résistance à l’écriture autobiographique. Mais c’était une nécessité absolue dans ce livre-là, parce que je me suis rendu compte que je ne pouvais pas parler du Mexique, des Autochtones, des zapatistes, des femmes indigènes, depuis l’extérieur. Ça aurait été répéter une espèce de colonialisme intellectuel. »

« Je ne voulais même pas vraiment voyager. Je voulais me trouver une place, même toute petite, et rester là un moment », écrit Neige Sinno. Le Mexique, en fin de compte, elle y restera près de 20 ans ; elle y est devenue Mexicaine, écrivaine et mère.

« C’est un récit de voyage, mais c’est plus qu’un voyage pour moi. C’est aussi une recherche d’un lieu où je pourrais avoir une place. À partir de 2005, je sais que je pars pour chercher un endroit où rester. Ce n’est pas du tout pareil qu’un récit de voyage où on apprend des choses qu’on ramène à la maison. »

La Realidad

Neige Sinno, P.O.L, Paris, 2025, 262 pages

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