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Le 51e État raconté par des écrivains

Paru en premier sur (source): journal La Presse


Publié à 7 h 00

Catherine Leroux

Auteure

Don Will était un philosophe à la retraite – si une telle chose existe. De sa terrasse à Tegucigalpa, au Honduras, il voyait mon pays plus clairement que, de mes 20 ans, j’arrivais à le cerner. « Le et le français, disait-il, sont ce qui empêche le de se fondre aux États-Unis. » J’ai mis 25 ans à comprendre ce que cette phrase contenait de possibilités.

Dans un accès de délire orangé, le président a interdit l’usage du français dans l’espace public. Les langues et immigrantes n’ont pas tardé à suivre.

On ne pouvait s’étonner – après tout, il avait banni l’espagnol et le vocabulaire inclusif dès les premiers jours de son interminable second règne, bien avant de s’approprier le Canada. Écoles, médias, tribunaux étaient désormais exclusivement anglophones, si on pouvait désigner ainsi cet anglais tordu, dépouillé de toute possibilité de vérité. L’anglophile que j’étais se désolait. La francophone s’insurgeait. Je n’étais pas la seule.

Nous avons appelé notre groupe « Will ». Une syllabe qui incarne la volonté en anglais, et qui contient le oui français. C’est ce que nous répétions, oui, à chaque réunion. Notre était un acquiescement – au risque, à la peur, à l’imagination.

Dès notre première rencontre au sous-sol d’une bibliothèque désaffectée, Tom nous a rappelé que sa langue avait jadis permis de faire passer des secrets. Les transmetteurs en code cri avaient déjoué les cryptologues allemands la Seconde Guerre mondiale. De là est née l’idée de communiquer par les langues dissidentes.

Le joual de mêlé au chiac de Daigle, croisé avec l’innu-aimun de Bacon combiné à l’inuktitut de Patsauq. Les mélanges de français, de créole et d’arabe des cours d’école de et Laval. Les dialectes des vieux Italiens et des Chinois de la côte Ouest. Nos coups d’éclat et attentats se sont discutés d’un océan à l’autre grâce à non pas un, mais des dizaines de codes secrets.

Mais ça ne suffisait pas à déstabiliser l’occupant, encore moins à le renverser. Nos armes n’étaient pas les bonnes. Un jour, Sarah est arrivée en brandissant un livre de science-fiction où la langue des personnages était si précise et synthétique qu’elle en devenait une force capable de transformer la réalité.

J’avais du mal à voir comment cela pouvait s’appliquer à nous. Mais pas les autres. C’était des gens de mots. Des infirmières qui avaient sauvé des vies avec une parole bienveillante, des aînées qui avaient sauvé des peuples avec un récit. C’était des profs, des vendeuses, des beaux parleurs, des téléphonistes, des inventeurs, des voyageuses. C’était des poètes, tous autant qu’ils étaient. Ils savaient qu’un mot pouvait faire trembler la terre. « C’est possible », ont-ils dit.

Nous nous sommes mis au travail, cherchant comment réduire la langue à sa plus simple, sa plus extrême expression. Nous avions Dune en tête, « mon nom est un mot qui tue ». Puisque nous vivions en pleine dystopie, il fallait réfléchir avec la science-fiction. J’y pensais continuellement, partout, sous l’œil scrutateur de mes employeurs, dans le métro bondé de soldats, à la maison, lumières éteintes.

Tous nos efforts étaient mobilisés par ce projet. Il n’y avait plus d’explosions dans les bureaux de l’occupant, plus d’intrusions pour saccager ses réseaux informatiques. Il a cru avoir réussi à nous écraser. Le président unilingue ne pouvait imaginer ce qui se passe dans un esprit où syntaxes et lexiques se superposent, ouvrent des univers.

Ce ne sont pas les bombes qui menacent son régime monomane, mais l’exubérance des langues qui ont survécu et proliféré comme des champignons souterrains.

Demain, lorsque je commencerai mon service au bureau de la gouverneure, lorsque le président arrivera avec sa suite bouffie et affolée, lorsque je testerai le micro avant son discours, je ne dirais pas « one, two ». Je parlerai d’une voix multiple, qui contient des nations entières. Deux mots suffiront pour renverser le régime, deux paroles balistiques. Et la terre tremblera.

Qui est Catherine Leroux ?

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES

Catherine Leroux

Romancière, scénariste, traductrice et éditrice, elle a remporté le -Québec pour Le mur mitoyen en 2013, le prix Adrienne-Choquette pour Madame Victoria, et le prix Jacques-Brossard pour L’avenir en 2020. Son dernier opus, Peuple de verre, est actuellement finaliste aux Prix des libraires, qui seront décernés le 29 mai. Tous ses livres en français ont paru chez Alto.

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