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Le «blues du désert», la guitare qui cache la résistance

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De plus en plus, le « blues du désert », un courant musical venu du Sahara, fait danser les mélomanes de partout dans le monde. Portrait d’un genre à cheval (devrait-on dire à chameau ?) sur différentes influences, symbole d’une mondialisation musicale bien actuelle. Pourquoi lui avoir donné un nom à consonance si occidentale ?

Début juillet 2024, en plein Festival international de jazz de Montréal, des dizaines de mélomanes au look branché attendent patiemment le groupe qu’ils sont venus voir. Etran de l’Aïr, composé de trois guitaristes et d’un batteur (Moussa « Abindi » Ibrahim, Abdourahamane « Allamine » Ibrahim, Abdoulaye « Illa » Ibrahim et Alghabid Ghabdouan), insuffle un air de fête à un genre bien rodé depuis une vingtaine d’années hors du continent africain. Le groupe, affilié à une maison de disques états-unienne spécialisée dans ce courant musical, Sahel Sounds, a commencé il y a trente ans dans le circuit des mariages. Sur scène, la promesse est bien tenue : la foule danse au rythme de la musique syncopée et festive de ce rock des dunes. Le groupe revient nous voir, avec plusieurs dates prévues au Canada et au Québec dans les prochains jours. Ceux qui ne dansent pas sont priés de s’abstenir.

Joints par courriel, les membres d’Etran de l’Aïr confirment que le groupe a grandi en visibilité au fil des ans. « Le groupe a une grande popularité, oui, écrivent-ils. C’est notamment grâce aux différents canaux de communication, à notre leadership, mais aussi grâce à la visibilité [acquise] au travers des différentes tournées. »

La musique est aujourd’hui le premier produit d’exportation touareg. Tinariwen, Etran de l’Aïr, Les Filles de Illighadad, Bombino, Tamikrest, Mdou Moctar, Imarhan… Des noms familiers aux oreilles occidentales et qui véhiculent l’exotisme de l’immensité du Sahara, takakat (cette longue tunique portée par les hommes) et turban aidant. Des artistes originaires du Niger, du Mali, de l’Algérie rassemblés sous le grand parapluie du « blues du désert », ou encore « blues touareg ». On voit parfois passer son nom en tamachek : tichoumaren, la « musique des jeunes ». Guitares hypnotiques, la plupart du temps électriques, gamme pentatonique, percussions saccadées, chants à caractère nostalgique et musiciens virtuoses distinguent le genre.

Si le blues du désert est aujourd’hui un incontournable des radios pointues et des festivals branchés d’Europe et d’Amérique du Nord, il est loin d’être apparu comme ça, par magie. Il a été façonné pour nous plaire par des producteurs. Ons Barnat est musicien, ethnomusicologue et professeur au Département de musique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), spécialisé dans les musiques populaires. « La popularité de cette musique, elle est très bien établie, dit-il. C’est un genre qui s’est formaté sur plusieurs décennies. Les artistes ont trouvé une formule avérée, écoutable internationalement. Le défi pour les producteurs de musique du monde est de rendre accessibles des sons qui peuvent sembler discordants à nos oreilles occidentales. Les guitares ont été arrangées d’une telle manière, les chansons ont été raccourcies pour passer sur les radios, par exemple. »

Musique rebelle

Au milieu des années 1990, un groupe originaire du nord du Mali commence à se faire remarquer en Europe. Il s’appelle Tinariwen. Ses membres, d’ex-combattants pour la libération, se sont rencontrés dans les camps d’entraînement militaires libyens de Kadhafi à la fin des années 1970, avant de se convertir à la musique. Ils arborent le costume traditionnel touareg et manient la guitare comme Hendrix, tout en chantant la liberté de leur peuple. « Tinariwen introduit un nouveau répertoire joué à la guitare électrique qui lui vaut une image médiatique de “rock” ou de “blues du désert” », écrit l’ethnomusicologue Marta Amico dans La fabrique d’une musique touarègue. Un son du désert dans la World Music. « Cette musique a servi à une génération entière à porter des revendications très spécifiques à une région du monde, le Sahara, explique Ons Barnat. Dans le désert, il n’existe pas vraiment de frontières. Oui, il y a des Maliens, des Algériens, des Nigériens… mais ils sont tous des Sahraouis. »

Au cours de la décennie 2000, d’autres groupes surgiront dans les circuits musicaux « world ». En 2010, le documentaire Agadez, the Music and the Rebellion présentait au monde le guitariste de génie Omara Moctar, alias Bombino. À travers lui, c’est le portrait de toute une jeunesse touarègue avide d’autonomie que tisse le réalisateur du film, l’Américain Ron Wyman. « J’avais déjà l’intention de travailler sur la jeunesse touarègue. Le chauffeur du 4×4 qui m’emmenait dans le désert n’écoutait qu’une seule cassette en boucle, se souvient le réalisateur. C’était Bombino. Après l’avoir écouté pendant des heures, je voulais vraiment rencontrer ce gars-là, je savais qu’il fallait que je le filme. » En 2019, Bombino était en nomination pour un Grammy.

Menace de l’extrémisme

Les membres d’Etran de l’Aïr disent poursuivre la tradition protestataire du genre, « car nos chansons reflètent beaucoup les thématiques d’actualité ». En 2012, une rébellion armée éclate au Mali, entraînant une crise longue et complexe. Même si cette guerre est actuellement en phase d’accalmie, elle a laissé des traces amères sur un peuple qui vivait déjà dans des conditions difficiles, affirme Ron Wyman. « Quand j’ai visité Agadez la première fois, en 2005, il y avait beaucoup de musique, des petits hôtels, des bijoutiers, des artisans. Il y a deux ans, ça avait beaucoup changé. Économiquement, c’est très difficile. Il n’y a ni travail ni nourriture. L’extrémisme islamique est beaucoup plus présent. Les gens m’écrivent souvent pour demander de l’argent. Ils vivent dans le désert, ils sont habitués à une vie difficile. Mais là, c’est pire que tout. »

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Toutes ces nuances sont-elles évacuées lorsqu’on emploie un terme un peu générique comme « blues du désert » ? « C’est sûr que le fait de rajouter le terme “blues” vient occidentaliser l’objet, dit Ons Barnat. On vient y apposer quelque chose qui est très loin de son origine. Mais si on y pense, le blues est né dans le sud des États-Unis d’influences africaines et européennes. Donc, c’est déjà un métissage. Ce que je dis souvent à mes étudiants, c’est qu’il n’y a pas de culture sans métissage. Toutes les formes musicales sont apparues de quelque chose d’autre. »

Etran de l’Aïr se produira à Ottawa le 16 juillet, à Baie-Saint-Paul le 18 juillet et à Montréal, au Ritz PDB, le 19 juillet.

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