Source : Le Devoir
Créé en 1979, le prix Robert-Cliche du premier roman a lancé la carrière de nombreux écrivains d’ici, comme Antoine Charbonneau-Demers et Olivia Tapiero, Robert Lalonde et Chrystine Brouillet. Cette année, c’est Louis St-Pierre qui obtient cette prestigieuse récompense pour La république de Kafka. En plus de recevoir une bourse de 10 000 $ offerte par Québecor, le lauréat a le bonheur de voir son livre paraître chez VLB éditeur. « C’est tellement rassurant, affirme l’auteur à propos de l’honneur qu’on lui fait. Grâce à ce prix, je me sens compris, je sens que l’étrangeté de mon roman — certains diront sa folie — est non seulement acceptée, elle est célébrée. »
Originaire de Brossard, habitant Montréal depuis moins de dix ans, Louis St-Pierre a étudié à l’UQAM en cinéma. Ses courts métrages — documentaires et de fiction — ont été sélectionnés dans des festivals en Pologne, en Russie et en Italie. En 2017, à l’occasion d’un stage d’été à Prague, il réalise Das Ist Komisch (Ça c’est drôle), un court métrage consacré à la manière dont l’industrie du tourisme tire allègrement profit de la vie de Franz Kafka (1883-1924) et de son œuvre. Ce qui, on le sait, aurait beaucoup déplu au principal intéressé, qui avait demandé que ses manuscrits soient brûlés après sa mort.
« Une fois à Prague, explique St-Pierre, j’ai constaté que le nom et le portrait de l’auteur de La métamorphose apparaissaient partout, qu’il y avait des monuments à son effigie, qu’on pouvait visiter sa maison, se recueillir sur sa tombe… C’est en lisant un bref essai de l’Américain David Foster Wallace sur Kafka que j’ai décidé d’aborder dans mon film la manière dont l’héritage de l’écrivain est exploité par des touristes charognards. C’est pourquoi le court métrage s’ouvre sur l’image d’un pigeon mort autour duquel des mouches tournoient inlassablement. »
Une pure invention
Ayant pour narrateur un jeune documentariste invité par une fondation praguoise à réaliser un film sur Kafka, le roman de Louis St-Pierre trouve lui aussi son origine dans le séjour qu’a fait l’auteur en République tchèque en 2017. « Mais c’est là que s’arrêtent les ressemblances, prévient-il. Le parcours de mon narrateur est une invention pure ! C’est un homme qui entretient avec son passé personnel et professionnel, amoureux et artistique, un rapport beaucoup plus conflictuel que moi. »
Avec son court métrage de 6 minutes, qui a obtenu du succès, notamment au Festival international du film sur l’art, Louis St-Pierre avait l’impression d’avoir effleuré quelque chose qui méritait d’être approfondi dans une fiction romanesque. « J’ai eu l’instinct que Kafka, le doute incarné, pourrait agir comme un remède à notre époque de désinformation mondiale, offrir un contrepoids aux certitudes absolues, celles qui ouvrent la porte aux terrifiantes idéologies fascistes. J’ai donc imaginé une sorte de suspense dont le protagoniste serait en quête d’objectivité, un homme qui souhaite plus que tout accéder au réel, mais qui se fait embarquer dans quelque chose qu’il ne comprend pas du tout. » Pour ne pas en révéler trop sur l’intrigue, contentons-nous d’ajouter que les nobles aspirations du héros de ce roman on ne peut plus kafkaïen pourraient bien être détournées par des gens politiquement mal intentionnés.
Flirtant avec l’essai, usant astucieusement des notes de bas de page, le premier roman de Louis St-Pierre est pétri de cinéma, et pas seulement parce que son héros est réalisateur. L’écriture commente le 7e art, aborde son financement, puise à même ses codes et son jargon. Il y a même, enchâssées dans le récit, plusieurs pages de scénarios, notamment celui d’un long métrage documentaire intitulé Bienvenue à Asbestos ! « Ce n’est pas un livre à propos du cinéma, tient à clarifier l’auteur. Ce n’est pas non plus un livre sur Kafka. C’est une expérience subjective, celle d’un homme qui tente d’accéder au réel et à la vérité, mais à qui tout cela échappe. L’entre-deux dans lequel il évolue n’est pas confortable, mais il est peut-être plus réel que la soi-disant réalité. Je conçois mon livre comme une invitation à se questionner. » Que celles et ceux qui cherchent des réponses rassurantes face à la complexité de l’expérience humaine se le tiennent pour dit.
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Quelques mentors
Parmi ses influences, l’auteur de La république de Kafka mentionne Tout est ori, le livre de Paul Serge Forest qui a gagné le prix Robert-Cliche en 2021. « Nos livres ont en commun une étrangeté, une dimension surréelle, et ils mettent tous les deux en scène une industrie québécoise qui est manipulée par des agents internationaux. » Au rayon des mentors, on trouve aussi Patrice Lessard, à qui l’on doit notamment une trilogie lisboète publiée chez Héliotrope. « J’ai lu Nina au cégep, se souvient St-Pierre. Le caractère labyrinthique du récit et de la narration m’avait beaucoup impressionné. Je dois beaucoup à Patrice, que j’ai le bonheur de compter aujourd’hui parmi mes amis. C’est lui qui m’a recommandé de soumettre mon roman au prix Robert-Cliche. »
Le jury de l’édition 2025 du prix Robert-Cliche était composé de l’auteur Patrick Sénécal, de la journaliste Karyne Lefebvre et du libraire et critique littéraire Thomas Dupont-Buist. La république de Kafka paraît chez VLB éditeur après un important travail de réécriture réalisé par l’auteur en collaboration avec son directeur littéraire, Alain-Nicolas Renaud. « C’est un homme brillant, d’une érudition intimidante, affirme St-Pierre. Grâce à lui, j’ai coupé à peu près 10 000 mots dans mon manuscrit. Ça a fait beaucoup de bien. C’était trop dense, trop explicatif. Maintenant, il y a de la place pour que le lecteur respire. Juste avant que le livre parte à l’impression, je l’ai lu au complet à voix haute. Je n’en revenais pas du chemin parcouru. » Puis il ajoute avec ironie : « En fin de compte, c’est léger, une vraie lecture d’été ! »
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