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Leïla Slimani, entre l’intime et le politique

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Avec Le pays des autres : La guerre, la guerre, la guerre (Gallimard, 2020), premier volet d’une trilogie largement inspirée de sa propre histoire familiale, Leïla Slimani nous emmenait au Maroc, quelque part entre l’intime et le politique.

De 1944 à 1954, juste avant l’indépendance du royaume marocain en mars 1956, cette saga s’amorçait avec le réveil nationaliste marocain et les luttes de l’ombre contre la puissance coloniale française, la lente émancipation des femmes, les tensions entre modernité et tradition.

Dans Regardez-nous danser, le tome II, on retrouve la famille d’Amine et de Mathilde dans le Maroc postcolonial des années 1960. Partie faire des études de médecine en , Aïcha, leur fille, fera, pendant une visite d’été au Maroc, la rencontre de Mehdi, un jeune prof d’économie surnommé « Karl Marx ». Des personnages qui sont inspirés en partie de la figure des propres parents de la romancière -marocaine, née à Rabat en 1981, avec Chanson douce en 2016.

Un roman politique et sensuel traversé par le vent de l’époque, alors qu’à Meknès et à Casablanca on a pu aussi ressentir les soubresauts de Mai 68. L’alcool, les drogues et les amours s’y mélangent. On y croise des hippies à Essaouira, des femmes en bikini sur les plages, et même la silhouette de Roland Barthes, qui a enseigné à l’Université de Rabat en 1969 et 1970.

« Je crois que je ne me rendais pas compte à quel point, à cette époque-là et pour la génération de mes parents, les gens étaient extrêmement poreux à tout ce qui se passait dans le reste du monde », raconte Leïla Slimani depuis Lisbonne, où elle s’est expatriée en juin 2021 avec ses deux enfants et son mari (« Parce que j’en avais envie », dira-t-elle tout simplement).

« La révolution de 68, le mouvement hippie, l’anti-impérialisme… J’avais peut-être le sentiment que mes parents étaient un peu à l’extérieur de tout ça, poursuit-elle, et je me suis rendu compte que, pas du tout, ils étaient complètement engagés dans toutes ces réflexions et ces questionnements identitaires. »

Une génération trahie

La romancière fait ainsi revivre, dans Regardez-nous danser, le mouvement d’émancipation, tant intime qu’intellectuelle, qui a secoué une partie de la société marocaine. Un enthousiasme freiné par le coup d’État avorté de juillet 1971, tournant de l’histoire moderne du Maroc, qui a crispé les trente dernières années du règne de Hassan II. Des « années de plomb » marquées par une violente répression à l’endroit des activistes démocratiques et des opposants politiques.

Pourrait-on parler d’une génération trahie ? Autant par ses propres idéaux et son insouciance que par la monarchie marocaine qui les a encouragés ? « Totalement, croit la romancière. Les grands rêves de l’indépendance ont été trahis. Et ma génération a pu avoir un regard parfois très dur vis-à-vis de nos parents en leur disant, d’une certaine façon, vous avez trahi vos idéaux et vous nous avez trahis parce que ce que vous nous avez légué n’est pas à la hauteur de ce que vous professez. »

« Ce qu’on leur demandait, en gros, c’était de vivre leur vie, de profiter, mais de ne pas trop s’impliquer, de ne pas trop s’approcher du pouvoir. Au fond, ils ont très peu de pouvoir, très peu de liberté. Ils vivent dans quelque chose d’assez illusoire », dira-t-elle aussi en parlant de ses personnages.

Son premier roman, Dans le jardin de l’ogre (Gallimard, 2014), faisait le portrait cru d’une femme esclave de sa libido, tout en posant la question de l’amour maternel. Un motif qui est récurrent dans son œuvre, même en arrière-plan, y compris dans Regardez-nous danser, où plusieurs personnages féminins font face à cette réalité, parfois liberticide.

La vérité du corps

Chez la romancière, l’intimité, le corps et la sensualité occupent une place déterminante. « Pour moi, la plus grande vérité est peut-être celle du corps, confie Leïla Slimani. C’est celle qui part des sensations. Celle de la chair, de l’incarnation. Pour moi, être en vie, c’est d’abord ça. C’est d’abord respirer, manger, regarder, sentir le vent sur sa peau. Cet aspect vraiment charnel de l’existence, il est absolument essentiel pour moi. Quand je commence à travailler sur un personnage, je travaille toujours et avant tout d’abord sur son corps. À quoi il ressemble ? Est-ce qu’il est grand ou petit ? Est-ce qu’il mange beaucoup ou pas ? Est-il fort ou fragile ? Et sa vision du dérive en réalité du corps que je vais lui construire. C’est très, très important pour moi. »

Plus elle écrit et plus l’écrivaine comprend à quel point il s’agit chez elle d’une véritable obsession. « Peut-être parce que moi-même je suis obsédée par l’idée d’avoir un corps. Je suis peut-être partie de là pour écrire. »

Une obsession qui puise une part de son origine dans la maternité, juge-t-elle aussi. À ses yeux, les émotions qui sont provoquées par la maternité sont passionnantes, pleines de contradictions, extrêmement profondes. « Il y a une tendresse immense, il y a parfois de la détestation, parfois même de l’indifférence. Mais la maternité, c’est aussi physique. C’est porter un autre être à l’intérieur de son propre corps, c’est s’occuper aussi du corps de quelqu’un d’autre. Ça recoupe tellement de champs de la vie… »

Être mère est un « sentiment tellement envahissant », ajoute-t-elle, que le sujet lui semble inépuisable. « Parfois, je me dis que j’aurais été sans doute une romancière totalement différente si je n’avais pas été mère. Que, sans la découverte de la violencede ce sentiment — et quand je dis violence, ce n’est pas forcément négatif —, peut-être même que je ne serais pas devenue écrivain. »

Le pays des autres, vol. 2 Regardez-nous danser

Leïla Slimani,
Gallimard,
, 2022, 368 pages

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