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«Les assauts de la mémoire» : l’impossible oubli

Source : Le Devoir

Avec Les assauts de la mémoire, l’écrivain Adis Simidzija livre un texte d’une rare intensité, à la fois récit personnel, méditation politique et geste littéraire. Né à Mostar, en ex-Yougoslavie, réfugié au Québec avec sa mère et son frère, il revient sur une enfance marquée par la guerre des Balkans, l’exil et la perte. Fragmenté comme une mémoire traumatique, l’ouvrage articule souvenirs d’enfance et réflexion sur la possibilité (ou non) de pardonner l’impardonnable.

Dès les premières pages, l’auteur décrit l’inconcevable normalité des enfants de la guerre, jouant au soccer sous les tirs mortels, inventant des règles de survie, souvent naïves, comme se coucher au sol si l’obus éclate trop près. Dans cette atmosphère de menace constante, un souvenir obsédant revient — celui de Benjamin, camarade de jeu, fauché par un tireur embusqué alors qu’il tentait d’imiter son idole du ballon rond, le Brésilien Cafu. L’image de « son crâne ouvert » s’incruste comme une marque indélébile dans la mémoire du garçon devenu adulte, comme le symbole de l’irréparable.

L’ombre du père assassiné plane aussi sur tout le récit, rappelant que la perte la plus cruelle demeure la plus difficile à apprivoiser. Pourtant, le livre dépasse la simple litanie de tragédies. Adis Simidzija y explore la persistance des blessures dans la vie adulte, leur retour imprévisible — parfois sous la forme de cauchemars, parfois dans la douceur d’une lettre adressée à sa mère. « Il y a les larmes d’une mère qui a traversé l’océan pour que ses fils puissent fleurir », écrit l’auteur de Turbulences (Bayard, 2024).

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Parmi les pages les plus saisissantes, le récit place le lecteur face au poids politique et judiciaire du passé. Simidzija évoque Slobodan Praljak, condamné pour crimes de guerre, qui s’empoisonna en plein tribunal après avoir clamé son innocence. L’auteur avoue alors un sentiment de « tendresse », paradoxe dérangeant qui révèle une mémoire irréductible à la haine comme à la vengeance. L’ombre de Ratko Mladić, responsable du massacre de Srebrenica, rappelle quant à elle l’impuissance de la justice internationale à solder les atrocités.

Cette tension entre intime et politique donne au livre une profondeur singulière. Elle rappelle que la guerre de Bosnie, si souvent réduite à des images médiatiques ou à des chiffres macabres, a laissé dans les corps et les esprits des blessures impossibles à effacer. À travers l’évocation de Mostar et de son pont détruit, symbole d’unité interconfessionnelle pulvérisé, l’écrivain raconte autant l’histoire d’une ville que celle d’un pays qui n’a jamais cessé d’être hanté par ses fractures.

Aujourd’hui établi à Trois-Rivières, où il s’investit dans la vie citoyenne — il fut notamment candidat du Nouveau Parti démocratique aux élections fédérales de 2021 —, Adis Simidzija incarne une figure émouvante : celle d’un « rescapé » devenu écrivain, faisant de la littérature un outil de médiation et de transmission.

Le livre souligne que les guerres ne s’achèvent jamais vraiment. La justice apaise sans doute la peine, mais la mémoire ravive sans répit, et seule l’écriture, comme une alchimie fragile, parvient à transformer la douleur. L’auteur, enfant de Bosnie-Herzégovine devenu écrivain québécois, semble tendre sa voix vers d’autres horizons meurtris, de l’Ukraine à Gaza, où des enfants apprennent encore à grandir sous les bombes. À force de dire et de redire, il arrache les morts au silence et laisse aux vivants une lueur de réconciliation.

Les assauts de la mémoire

★★★ 1/2

Adis Simidzija, Hashtag, Montréal, 2025, 120 pages

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