Image

Les bibliothèques humaines se répandent au Québec

Le Devoir Lire

Un proverbe africain dit qu’un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. C’est un peu le principe qui guide le concept des bibliothèques humaines, qui nous vient du Danemark, par lesquelles on peut « emprunter » des gens, ou plutôt les rencontrer, comme on emprunte un livre.

L’histoire commence à des kilomètres d’ici, à Copenhague, au tournant des années 2000. Ronni Abergel, dont un ami a été attaqué au couteau dans un bar de la ville, organise la première bibliothèque humaine, destinée à combattre la violence, dans le cadre d’un concert rock. L’idée, c’est de donner aux gens la possibilité d’entrer en contact avec des personnes auxquelles elles n’ont pas accès autrement, et même contre lesquelles elles ont des préjugés, que ce soient des adeptes du culturisme, des policiers, des réfugiés ou des prostitués. Ces personnes, considérées comme des « livres humains », acceptent de répondre aux questions de chaque lecteur, membre du public, qui les emprunte individuellement pour une vingtaine de minutes.

Des rencontres inattendues

L’idée de la bibliothèque humaine était née avec pour slogan : « On ne juge pas un livre à sa couverture. » Depuis, la bibliothèque humaine a fait des petits, et s’est répandue dans plus de 80 pays. Au Québec, des bibliothèques, mais aussi des organisations de toutes sortes, y ont recours pour permettre à des gens de tous horizons, aux expériences les plus variées, de se rencontrer.

Dans l’ouest de l’île de Montréal, la bibliothèque de Pierrefonds se prête à l’exercice depuis deux ans. Le jour de notre visite, elle accueillait des « livres vivants » présentés par le centre de jour Oméga, qui oeuvre auprès de personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Sur une table à l’entrée, un présentoir propose les livres disponibles. Sur les couvertures, des visages souriants : Nick a eu un diagnostic de bipolarité schizoaffective, Myrna a fait une dépression post-partum au moment de la naissance de son premier enfant, puis a eu un diagnostic de dépression sévère.

À lire aussi

Au coin d’une table, Dany, 64 ans, présenté comme schizophrène, attend ses lecteurs en griffonnant des notes de musique dans un calepin. Ces notes, « c’est de la musique que j’entends dans ma tête », dit-il, depuis la fin du secondaire. Après avoir été cacophonique durant des décennies, cette musique s’est graduellement laissé apprivoiser. Il en fait aujourd’hui des chansons. Omniprésente dans sa vie, la musique a été à la fois sa passion et son supplice. « Mon père et ma mère étaient chanteurs d’opéra », raconte-t-il. « Dans ma tête, je n’entendais pas des mots en anglais ou en français, j’entendais des notes. »

À l’école primaire, Dany a pourtant de très bons résultats. « J’ai eu les meilleurs résultats scolaires au Québec », dit-il. C’est à la fin du secondaire que sa vie devient plus difficile, lorsqu’il doit s’occuper de ses frères plus jeunes que lui. « J’étais vraiment déboussolé, raconte-t-il. Mes deux frères plus jeunes prenaient de la drogue, et j’essayais d’imaginer ce qui se passait dans leur tête. Moi, je ne voulais pas en prendre, je voulais obéir à mes parents. J’étais vraiment très obéissant. Je devais m’occuper du bien-être de mes petits frères pour ne pas qu’ils fassent de mauvais coups. » Puis, graduellement, ce qu’il imagine dans sa tête devient pour lui réalité. « Tout ce que j’avais imaginé, c’est devenu réel pour moi. Je ne voulais pas prendre de drogue, mais je voulais m’imaginer ce que c’était un trip de drogue. C’est ça qui m’a rendu malade. » Son premier épisode de schizophrénie le conduit à l’hôpital Albert-Prévost à 15 ans.

Dès lors, il joue de la guitare et ne rêve plus que de musique et de spectacles. « Je voulais être Beethoven à 5 ans, un des Beatles à 12 ans et Frank Zappa à 15 ans ». Ses frères l’accompagnent pour un temps, avant de faire leur propre vie. « Je me suis retrouvé sans orchestre », dit-il. Il rencontre pourtant sa femme, une couturière avec qui il vit aujourd’hui, qui s’occupe des finances du couple. « On s’est arrangés pour ne pas avoir d’enfants. On ne voulait pas avoir plein de petits schizophrènes partout », dit-il. Lui-même est allé d’emploi en emploi, ponctués de séjours à l’hôpital, jusqu’à ce qu’une dernière crise, en 2005, le conduise à déclarer forfait. « Je ne sais pas si j’ai fait une erreur, mais, dans ce temps-là, j’avais vraiment peur de continuer parce que ça marchait plus dans ma tête. » Depuis, il fréquente le centre Oméga chaque jour. Ses médicaments l’aident à contrôler sa concentration et sa nervosité. « Sans ça, je ne pourrais rien faire. » Les sons dans sa tête ont fini par se laisser apprivoiser. « Quand j’étais jeune, j’entendais du bruit, dit-il. Maintenant, j’entends de vraies mélodies. »

À la bibliothèque de Pierrefonds, plusieurs personnes qui se présentent auprès d’un livre vivant souffrent elles-mêmes de problèmes de santé mentale ou un de leurs proches en souffre. La rencontre leur permet d’apprivoiser leur propre réalité par l’entremise de celles des autres.

Rompre l’isolement

Emballée par le concept des bibliothèques humaines, Monique Arsenault, aide-bibliothécaire de l’établissement, s’est donné comme mission de répandre cette pratique. « Quand j’ai entendu parler de ça, la bibliothèque humaine, j’ai tout de suite été extrêmement intéressée, dit-elle. Parce que, de nos jours, on est tellement isolés, on est tellement devant nos écrans, on n’est plus entre humains pour partager. »

Steven High est un historien spécialiste de la tradition orale, professeur à l’Université Concordia. Les bibliothèques humaines, dit-il, répondent à un besoin de connexion chez les humains, à une ère où, même s’il est infini, le Web nous confine souvent à nos groupes de semblables. « Le fait d’entrer en contact avec un individu complique les généralisations à propos de certains groupes », reconnaît-il. Il cite comme exemple la fracture sociale observée aux États-Unis, où des groupes entiers s’opposent sans se comprendre. Par ailleurs, remarque-t-il, il faut aussi regarder « qui est choisi comme livre pour la bibliothèque humaine. Est-ce qu’on choisit seulement des gens qui font consensus ? ». En histoire orale, par exemple, « on a tendance à faire des entrevues avec des victimes de l’Holocauste, mais pas avec les responsables », dit-il.

L’avantage de la bibliothèque humaine est aussi de permettre aux lecteurs d’aborder quelqu’un « au-delà des souffrances », dit-il. Elizabeth Hunt, qui se spécialise dans la participation citoyenne et dans la stimulation du dialogue, a épaulé la bibliothèque de Pierrefonds dans sa démarche. Elle a aussi coordonné les programmes de « l’Université autrement » de l’Université Concordia, qui se déroulent dans les cafés de la ville. « Pour moi, la bibliothèque humaine, c’est une occasion de mettre des gens en relation, pour qu’il y ait une conversation. C’est ce que je trouve vraiment intéressant. »

À voir en vidéo

[...] continuer la lecture sur Le Devoir.

Laissez un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *